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La crise, plus ou moins latente depuis trois mois, touchait dès lors au point le plus aigu. M. Posada Herrera et ses collègues n’avaient plus évidemment qu’à demander au roi la dissolution des cortès ou à donner leur démission. Ce n’était pas pourtant aussi simple qu’on le croit. La dissolution a bien été demandée ; mais après les débats passionnés qui venaient de se dérouler, qui avaient mis aux prises tous les libéraux, une aussi grave mesure pouvait peut-être devenir singulièrement périlleuse. Quelques-uns des ministres eux-mêmes paraissent avoir hésité ; ils n’auraient pas, dit-on, caché au roi qu’ils craindraient de prendre la responsabilité d’un appel au pays dans des circonstances où, pour réussir, ils seraient obligés de s’allier à des partis peu favorables à la monarchie. Bref, c’était une grande aventure qu’on n’était pas jaloux d’affronter. A défaut de la dissolution, qui ne paraît pas avoir été bien sérieusement demandée, et la démission du cabinet devenant une nécessité, que restait-il donc à faire ? Rigoureusement sans doute, la victoire du scrutin restait à M. Sagasta, qui venait de retrouver sa majorité : c’était à lui de dénouer la crise et de reprendre le pouvoir ; mais ici s’élevait encore une difficulté. M. Sagasta, par son attitude dans ces derniers temps, surtout dans les derniers débats parlementaires, a profondément irrité bon nombre de libéraux, qui ne lui pardonnent pas de s’être refusé à toute transaction. Il est violemment accusé d’avoir fomenté les divisions par ressentiment personnel et à son profit. Son retour au pouvoir ne pouvait qu’ajouter aux divisions et aux irritations qui lui auraient créé une situation presque impossible. Les derniers ministres n’ont pas caché qu’eux et leurs amis préféraient tout à M. Sagasta. La dissolution, accomplie aujourd’hui, était un danger ; M. Sagasta ne répondait plus à l’état présent des choses, et c’est ainsi que le roi Alphonse s’est trouvé conduit à rappeler sans plus tarder aux affaires le chef du parti conservateur, M. Canovas del Castillo. En quelques heures, un ministère s’est trouvé formé, où sont entrés M. Romero Robledo comme ministre de l’intérieur, M. Elduayen comme ministre des affaires étrangères, le général Quesada comme ministre de la guerre, M, Pidal comme ministre de l’instruction publique, M. Cos-Gayon comme ministre des finances. Le coup de théâtre ne pouvait être plus rapide et plus complet.

Tout se trouve donc pour le moment changé en Espagne, et il ne faut pas trop s’arrêter à cette bizarrerie, à cette anomalie constitutionnelle d’un ministère arrivant aux affaires sans avoir une majorité dans le congrès. Ce n’est pas la première fois que les choses se passent ainsi au-delà des Pyrénées, Lorsqu’il y a trois ans, M. Sagasta, alors chef de l’opposition libérale, était appelé par le roi au gouvernement, il n’avait pas la majorité, qui était toute conservatrice ; il ne l’a eue que