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hauteur. Il croit que tu le méprises et que tu veux te moquer de lui. » C’étaient là des raisons. Elles valaient la peine d’être examinées. Flaubert aima mieux se fâcher : « Quant à laisser voir mon opinion sur les gens que je mets en scène, non, non, mille fois non ! Je ne m’en reconnais pas le droit. Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car, du moment qu’une chose est vraie, elle est bonne, les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu’ils manquent de vérité ; ça ne se passe pas comme ça dans la vie. » Sans doute ; mais cette « moralité qui doit s’y trouver, » cette leçon de choses, comme on pourrait l’appeler, cette expression du sens intime et profond de la vie, elle ne s’insinue dans les œuvres qu’à la condition que l’on éprouve pour ce que l’on y représente un intérêt, une curiosité active, et d’un seul mot une sympathie que Flaubert n’a jamais éprouvée.

Tel était, en effet, son tempérament d’artiste : il ne s’intéressait véritablement et sincèrement qu’à la forme des choses, nullement à leur fond. On savait depuis longtemps ce que cette recherche et ce labeur de la forme avaient coûté de peines et de sueurs à Flaubert. George Sand, avec sa manière libre et large, ne comprenait pas plus cette inquiétude et cette angoisse de styliste que Victor Hugo, vers le même temps, n’a sans doute compris le laborieux effort des parnassiens. « Vous ne savez pas, vous, lui écrivait Flaubert, ce que c’est que de rester toute une journée la tête dans ses deux mains à pressurer sa malheureuse cervelle pour trouver un mot. L’idée coule chez vous, largement, incessamment, comme un fleuve. Chez moi, c’est un mince filet d’eau. Il me faut de grands travaux d’art avant d’obtenir une cascade. Ah ! je les aurai connues, les affres du style ! » Il convient de dire ici que les romantiques, d’une manière générale, trop libéralement doués d’en haut, pour la plupart, avaient singulièrement abusé de ce procédé trop sommaire qui consiste à corriger les défauts d’un ouvrage en en faisant un autre. S’il y a donc, dans ce cri de Flaubert, un aveu d’impuissance, il y a pourtant aussi quelque chose de plus : à savoir le respect du style. J’oserai dire qu’il était bon, il y a vingt-cinq ou trente ans, d’y rappeler publiquement les générations nouvelles, et même que c’était les ramener aux vraies, aux saines, aux grandes traditions de la langue : Pascal récrivait jusqu’à quinze fois telle de ses Provinciales, et Racine ne mettait pas moins de deux ans à composer et à écrire sa Phèdre.

Seulement il ne faut pas laisser cette juste préoccupation du style dégénérer en manie, et c’est là que Flaubert en vint de bonne neuve, ou plutôt, étant né rhéteur, c’est de là qu’il était parti. Les mots agissaient sur lui comme les tons sur un peintre et comme les sons sur un musicien. « Je recherche surtout la beauté, disait-il, la beauté dont