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pu prolonger la discussion qu’en la rendant pour ainsi dire toute personnelle à George Sand.

En effet, comme tous les écrivains qui, chez nous, depuis tantôt cent ans, ont procédé de Jean-Jacques ou, pour mieux préciser encore, de la Nouvelle Héloïse et des Confessions, c’est sa personnalité que l’auteur d’Indiana, de Valentine, de Jacques a mise le plus souvent en scène. Or il est bien certain, — Flaubert là-dessus a raison, — qu’en ce sens, et, comme disent les mathématiciens, toutes choses égales d’ailleurs, les œuvres sont d’autant plus haut placées dans le ciel de l’art qu’elles sont plus impersonnelles, c’est-à-dire moins révélatrices de la personne de l’artiste, et surtout de l’histoire de sa vie, de ses idées et de ses sentimens. Il semble cependant, à voir les discussions qui, de notre temps, se sont élevées sur ce point, que cette vérité soit tombée dans un profond oubli. Sans prétendre ici. l’en dégager tout à fait et la remettre en pleine lumière, il suffira de demander à ceux qui seraient tentés de la méconnaître ce qu’ils retrouvent donc de l’histoire et de la personne de Shakspeare dans Hamlet ou dans Othello, des aventures et de la vie de Molière dans Tartufe ou dans le Misanthrope, des amours et des secrets de Racine dans Bajazet ou dans Athalie. Ou bien encore, si l’on préférait des œuvres d’une moindre valeur et d’une moindre portée, je serais particulièrement heureux d’avoir pu rencontrer dans Gil Blas des renseignemens utiles à la biographie de Le Sage, quelques détails précis sur Marivaux dans la Vie de Marianne, enfin, dans Paméla, de quoi m’éclairer sur les mœurs, sur les habitudes, sur l’existence publique et privée de Samuel Richardson. Sachons le donc, c’est bien seulement depuis Rousseau qu’au lieu de se servir comme autrefois, de son expérience du monde et de la vie pour animer l’univers de l’art, et créer ce que Flaubert appelait tout à l’heure des « personnages typiques, » on a composé leur roman de ses aventures personnelles, de ses aventures vécues, et lassé le public à force de confessions : Werther, René, Adolphe, Oberman, Indiana, Valentine, Volupté, la Confession d’un enfant du siècle, Elle et Lui… combien d’autres encore ? Mais quoique Flaubert ne se gênât guère, et si grande que fût pour lui la bienveillance de George Sand, c’est ce qu’il lui eût été cependant assez difficile de faire poliment entendre à son illustre amie.

Il lui eût peut-être été plus difficile encore de lui faire comprendre que le roman et le théâtre n’ont pas été précisément inventés pour servir de tribune à l’exposition des idées politiques ou sociales du romancier et de l’auteur dramatique. C’est une autre façon de « mettre sa personnalité en scène, » qui n’est pas moins étrangère au grand art. Or presque tous les romans de George Sand qui ne sont pas une mise en scène de quelques-unes de ses aventures sont une mise en thèse de quelques-unes de ses idées sociales ou socialistes. Que la magnificence du style et que ce large flot d’éloquence auquel