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instrument de progrès a été la guerre, et le critérium du plus méritant, c’est la victoire. Seulement, dans Cousin et dans Hegel, l’évolution est interne et idéale ; le principe moteur est dans la pensée, qui n’est autre que Dieu lui-même ; tandis que, dans Spencer et Darwin, c’est simplement le conflit des forces matérielles d’où résulte le succès du plus fort. Dans la doctrine de Hegel, c’est la raison qui fonde la force ; dans la doctrine de M. Spencer, c’est purement et simplement le droit du plus fort qui assure la victoire. Seulement, quand il s’agit des hommes, M. Spencer fait entrer dans l’idée de supériorité celle des mérites intellectuels et moraux, ce qui rapproche les deux doctrines ; et réciproquement la doctrine de Hegel, entendue dans la pratique, se traduit facilement en un droit de conquête matériel et brutal. La mission de la divine Providence sert alors de prétexte à la violation de tous les droits. La doctrine de l’apologie de la victoire devient alors une sorte d’offense au patriotisme. Cela était vrai même en 1828. Cousin tourna la difficulté à l’aide d’un paradoxe célèbre, à savoir qu’il n’y avait eu à Waterloo ni vainqueurs ni vaincus, et que, ce qui avait triomphé, c’était la civilisation européenne et la charte. La monarchie paternelle et la monarchie militaire s’étaient brisées l’une contre l’autre, et de leur choc était sorti le code de la société nouvelle, la monarchie constitutionnelle, qui, victorieuse en France, devait se répandre ensuite dans toutes les parties de l’Europe. Aurions-nous aujourd’hui le droit d’invoquer le même genre de consolation ? Il serait trop délicat de discuter cette question. L’avenir seul peut nous dire si la liberté démocratique est la compensation suffisante d’une éclipse momentanée et le gage d’une résurrection future.

Le cours de 1828 a été le point culminant et le point final du développement de la philosophie théorique de Victor Cousin. L’histoire de la philosophie, à partir de cette époque, occupa tous ses efforts. S’il revint plus tard à la philosophie elle-même, ce fut pour refondre, remanier, corriger ses premières doctrines, dans un sens que nous indiquerons bientôt. Ce fut aussi pour travailler et faire travailler ses élèves à l’histoire de la philosophie. Mais avant d’exposer cette dernière phase de ses études, nous devons considérer à part une œuvre des plus importantes dans sa carrière, et qui va nous le présenter à un autre point de vue, à savoir l’organisation de l’enseignement philosophique en France.


PAUL JANET.