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Ce qu’il y a de plus important à signaler, ce nous semble, dans les doctrines de 1828, c’est la théorie de la raison impersonnelle et celle de l’intelligence divine. Suivant lui, comme on sait, la raison qui fait son apparition en nous n’est qu’un fragment de la raison universelle et absolue : c’est pourquoi il l’appelle raison impersonnelle. Pour bien comprendre le sens de cette théorie célèbre, il faut la rapprocher de la polémique qui avait fait tant de bruit sous la restauration contre le principe de la raison individuelle. Lamennais soutenait que si l’individu est seul juge, juge absolu, il n’y a plus de critérium, l’unité intellectuelle de la société est brisée et c’est l’anarchie dans le monde de la pensée comme dans le monde politique. De là la nécessité d’une autorité extérieure qui fît loi. Pour échapper à cette conséquence, il fallait montrer que l’appel à la raison n’est pas l’appel à l’individu, qu’il y a quelque chose de commun entre tous les individus qui est la raison, que c’est cette autorité commune qui est juge suprême, que si on fait appel aux individus, c’est que tous possèdent cette raison commune, et que le droit d’examen est précisément l’appel à la raison commune. Sans raison impersonnelle, comment expliquer la société des esprits ? Et que serait une société des esprits qui ne reposerait que sur une autorité extérieure ? Cette autorité elle-même, comment la reconnaître d’ailleurs, si ce n’est au moyen de cette raison même que l’on commence par récuser ? Telle est l’importance historique de la théorie de la raison impersonnelle, qui était aussi le principe de l’éclectisme : car s’il y a une raison commune entre tous les hommes, il y en a une aussi entre les philosophes ; les divers systèmes ne doivent être que les diverses expressions de cette raison ; tous doivent être vrais à quelque degré ; et la critique n’a d’autre fonction que de chercher ce qu’il y a de commun dans tous les systèmes.

La doctrine de la raison impersonnelle n’était pas une nouveauté dans la philosophie de Cousin : nous l’avons déjà rencontrée dans les leçons de 1818 et de 1820 ; l’expression seule d’impersonnelle était nouvelle. Il n’en est pas de même de la théorie de l’intelligence divine. Suivant Cousin, les trois idées fondamentales qui sont le fond de la raison humaine sont aussi le fond de la raison absolue, puisque la raison humaine n’est que la raison absolue faisant son apparition dans l’homme. Or, cette raison absolue, par cela seul qu’elle possède ces trois idées, est une intelligence, et une intelligence n’est telle qu’en tant qu’elle est accompagnée de conscience. « L’intelligence sans conscience, c’est la possibilité abstraite de l’intelligence, non l’intelligence en acte. » Il est impossible de connaître sans se connaître. Mais « la conscience implique la diversité et la différence. » Il faut donc mettre la diversité en Dieu, c’est-à-dire le fini. C’est pourquoi l’intelligence divine comprend l’infini