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Enfin l’autorité, tout occupée d’elle-même et de la chambre, n’a pas pris garde à moi, ni en bien ni en mal ; et c’est précisément le seul succès que j’ambitionne auprès d’elle. »

Cet envoi des Leçons de 1828 occasionna quelque refroidissement, et quelque interruption de rapports entre les deux amis. Hegel fut-il froissé de voir que Cousin s’était inspiré de sa philosophie sans l’avoir nommé et sans lui en avoir renvoyé l’honneur ? On lui attribue ce mot, à propos du cours de Cousin : « Il y a mis sa sauce, mais il m’a pris les poissons[1]. » Si ce sentiment a traversé un instant son âme, il ne fut pas durable ; car ce fut lui-même qui reprit la correspondance au commencement de 1830, dans une lettre des plus amicales, où il faisait allusion à ses griefs avec beaucoup de discrétion et de délicatesse, mais sous une forme des plus entortillées :


« La raison principale de ne pas vous avoir écrit quelques lignes de lettre, c’était la bonne volonté de vous adresser une grosse épître devant le public, c’est-à-dire : il était arrêté et même publiquement annoncé que je ferais dans notre journal critique une analyse de vos deux tomes de Fragmens en outre de vos cours. Je croyais devoir à vos travaux un remercîment motivé et public ; mais il était écrit dans le ciel que je ne devais pas exécuter ni les résolutions de ma

  1. Il s’agirait de savoir de quel ton et sous quelle forme cette parole a été prononcée, si toutefois elle l’a été ; car Roseokranz ne la rapporte pas dans son chapitre sur Hegel et Cousin. Il est possible que Hegel, qui était d’une nature bienveillante et élevée, eût dit au contraire : « Oui, c’est vrai ; il m’a pris les poissons, mais il y a mis sa sauce. » C’est-à-dire qu’en traduisant les logogriphes de Hegel en langage humain et intelligible, en les animant par l’éclat de la parole, en les faisant applaudir par mille auditeurs, en les répandant dans toute l’Europe, il a fait pour introduire dans le monde l’esprit de la philosophie hégélienne ce que n’aurait pu faire Hegel lui-même avec ses formules abracadabrantes. Que Cousin, d’ailleurs, ait méconnu même dans ce cours ce qu’il devait à l’Allemagne, c’est ce qui n’est pas exact, car il y disait : « Comme aujourd’hui la France ne croit pas sa gloire compromise pour demander des inspirations à la philosophie de l’Allemagne, de même, ce n’est pas une illusion patriotique qui me fait supposer que les plus illustres représentans de la philosophie de la nature s’intéressent aux progrès de la philosophie française, et que Munich et Berlin ne dédaignent plus Paris. » N’était-ce pas là une allusion évidente aux rapports qui l’unissaient à Schelling et à Hegel ? Que Cousin, d’ailleurs, qui affichait la prétention de réconcilier la philosophie allemande avec la philosophie expérimentale de l’Angleterre et de l’Ecosse, n’ait pas voulu se reconnaître comme un simple disciple de Hegel, et qu’il ait attribué à son éclectisme plus d’originalité qu’il n’en avait peut-être, c’est là un genre d’illusion, en supposant que ce soit une illusion, qui se rencontre chez tous les chefs d’école. Enfin il ne faut pas oublier que Cousin avait dédié son Proclus à Schelling et à Hegel, Amicis et Magistris, qu’il avait dédié à Hegel seul le troisième volume de la traduction de Platon. Plus tard encore, dans la préface de 1833, il a hautement et largement reconnu ce qu’il devait à l’un et à l’autre.