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pays un mouvement philosophique qui n’est pas sans importance ; j’y veux, avec le temps, attacher mon nom : voilà toute mon ambition ; j’ai celle-là ; je n’en ai pas d’autre. Je désire avec le temps affermir, élargir, améliorer ma situation dans l’instruction publique, mais seulement dans l’instruction publique. Qu’en dites-vous, Hegel ? En conséquence, je n’ai demandé à la nouvelle administration que ma réintégration dans ma chaire, mais avec un titre plus solide que celui de professeur suppléant. Pour rien au monde je n’eusse souffert que M. Royer-Collard donnât sa démission : son nom sur l’affiche de la faculté est pour la faculté un honneur et une force que je n’eusse jamais consenti à lui ôter. Voilà comment je ne suis ni suppléant, ni titulaire, mais adjoint, ce qui est miteux que l’un et moins que l’autre, et une caution d’indépendance et d’inamovibilité… Je recommence mes cours le 15 avril ; dans quelques jours je reparaîtrai sur mon ancien champ de bataille et ferai ma rentrée par des considérations générales sur l’histoire de la philosophie comme introduction. C’est maintenant que j’ai grand besoin de vos conseils. »


Le cours fini, Victor Cousin écrit à Hegel pour lui en raconter le succès et les péripéties : « Mes leçons viennent de finir, dit-il, et je m’empresse de vous écrire, mon très cher Hegel.. Entre nous, elles ont eu un peu de succès ; on leur a fait l’honneur de les sténographier, et elles ont couru le monde. Sont-elles venues jusqu’à Berlin et jusqu’à vous ? Dans le doute, je vous envoie un exemplaire complet, à la condition qu’il vous plaira, seigneur, d’en dire votre avis. Ce n’est qu’un début, une affiche, une introduction à mon enseignement ultérieur sur l’histoire de la philosophie. Il s’agissait de reprendre position, et pour cela, il ne fallait pas trop effaroucher le public. En somme, le résultat a été pour moi : j’ai eu jusqu’au dernier jour un immense auditoire ; j’ai provoqué des discussions animées et donné une certaine impulsion aux études philosophiques. Trois mille exemplaires de mes leçons ont été vendus. Voici maintenant le revers de la médaille. Il y a eu une vraie insurrection de tout le monde matérialiste. Les vieux débris de l’école de Condillac se sont soulevés en reconnaissant leur ancien adversaire. Faute de bonnes raisons, les accusations et les injures ne m’ont pas manqué. Mais je ne suis pas homme à me troubler beaucoup de tout cela. D’un autre côté, la théologie m’a fort surveillé ; et elle me regarde d’un œil inquiet. Elle ne me tient pas pour un ennemi, mais pour un suspect. J’ai tâché de ne lui fournir aucun prétexte[1] : mais la suprématie de la raison et de la philosophie !

  1. Cousin s’exagère ici sa prudence : car, il y a dans le cours de 1828, des phrases qu’on ne lui a jamais pardonnées, par exemple, lorsqu’il dit que la philosophie fait passer les âmes « du demi-jour de la foi chrétienne à la pleine lumière de la pensée pure. »