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décisions de mes maîtres d’Allemagne. Je l’ai dit fortement à notre excellent ami Schelling, et je crois l’avoir écrit aussi au docteur Gans[1] ; il ne s’agit pas de créer ici en serre chaude un intérêt artificiel pour des spéculations étrangères ; il s’agit d’implanter dans les entrailles du pays des germes féconds qui s’y développent naturellement et d’après les vertus primitives du sol ; il s’agit d’imprimer à la France un mouvement français qui aille ensuite de lui-même. Nulle considération ne me fera abandonner cette ligne de conduite. Par conséquent, de là-haut, nos amis peuvent être avec moi d’autant plus sévères qu’ils ne doivent pas craindre de m’entraîner ici-bas dans des démarches mal calculées. Je mesurerai la force du vent sur celle du pauvre agneau ; mais, quant à moi, qui ne suis pas un agneau, je prie le vent de souffler dans toute sa force. Je me sens le dos assez ferme pour le supporter ; je ne demande grâce que pour la France. Hegel, dites-moi la vérité, puis j’en passerai à mon pays ce qu’il en pourra comprendre. »


Dans la lettre suivante de Hegel, qui ne répond pas trop à ce qui précède, nous remarquerons son jugement sur Descartes, jugement inspiré par une sincère admiration, avec quelque retour sur lui-même : « C’est un beau présent que vous m’avez fait de votre édition complète de Descartes ; la naïvité (sic) de sa marche et de son exposition est admirable ; on peut regretter de n’être pas doué de la puissance à forcer les hommes à recevoir l’initiative de la philosophie par les études de ces traités si simples et si clairs. »

Cousin lui avait envoyé son troisième volume de Platon, précédé d’une dédicace à Hegel, dans laquelle il craignait d’avoir fait une allusion un peu trop vive à la police de Berlin. Hegel lui répond spirituellement que, « pour l’omniscience de cette police, Platon est un coin obscur dans lequel, probablement, elle n’a pas pénétré. » Nous rapprocherons de ce passage ce qu’il dit, dans la lettre suivante, des mérites de la traduction de Platon : « Mon cours pour l’histoire de la philosophie m’a conduit à consulter votre traduction et de regarder de plus près plusieurs morceaux ; c’est un modèle de traduction d’après mon sens : vous avez conservé la précision, la clarté, l’aménité originale, et on la lit comme un original français ; vous êtes maître de votre langue ; il se retrouve de même dans vos argumens la même originalité et force de tours de phrase. Dans quelques-uns de ces articles, je ne serais peut-être pas tout à fait de votre avis sur le mérite que vous attribuez à votre

  1. M. Ravaisson nous dit avoir lu, il y a quelques années, des lettres imprimées de Cousin au docteur Gans et à quelques hégéliens dans un recueil de pièces inédites ; seulement, il ne se souvient ni de la date de la publication, ni du nom de l’éditeur. Nous faisons chercher ces lettres, que nous, n’avons pas encore pu retrouver.