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Heidelberg qu’il vous plaît d’appeler votre patrie adoptive ; je l’échangerai cet automne contre Berlin, où j’ai été appelé. »


A la suite de cette lettre, Cousin alla à Munich ; dans ce voyage, il revit encore une fois Hegel à Heidelberg. Celui-ci passa à l’université de Berlin, et, comme nous l’avons dit, toutes relations furent interrompues pendant six ans. Elles reprirent en 1824 : à cette époque, Cousin passa six mois à Berlin, partie en prison, partie en liberté. La première lettre qui rouvre la correspondance est de lui. Il l’écrivit après son retour à Paris ; elle est, ce nous semble, du plus vif intérêt :


« Paris, 1er août 1825.

« Je vous écris, mon cher ami, le cœur navré de chagrin ; après un mois de la plus douloureuse incertitude, je reçois la nouvelle certaine que S. R. n’est plus[1]. Il est mort cherchant à donner l’exemple à des lâches qui ne l’ont pas suivi. Vous savez comment j’aimais S. R. J’ai perdu, Hegel, ce que je ne retrouverai de ma vie, l’alliance intime et profonde des deux seules choses que j’estime, la tendresse et la force. Pardon si je n’insiste pas ; mais, si je commence à parler de lui, je ne pourrai plus vous parler d’autre chose, et je veux vous apprendre tout ce qui m’est arrivé depuis notre séparation. »

Après avoir raconté les détails de son voyage et lui avoir nommé les personnes qu’il a vues sur sa route, entre autres Goethe, qui l’a reçu quoique malade, il lui rend compte de son arrivée.

« A Paris, un certain parti me préparait une sorte d’ovation que j’ai refusée pour plus d’une raison. J’ai trouvé tout le monde furieux contre la Prusse. On aurait voulu que je fulminasse un pamphlet contre elle et sa police. Assurément je n’aime pas cette police ; mais, après avoir été modéré contre elle à Berlin, il ne me convenait pas de m’aviser tout à coup de me mettre en colère à Paris, à trois cents lieues du péril. Je suis donc resté tranquille, libre dans mes propos, selon mes principes et mes habitudes, mais sans violence. Même j’ai osé dire que la vie, à Berlin, était fort supportable, et cela a fait jetter (sic) les hauts cris à un Prussien[2], plein de génie si l’on veut, mais méchant et tracassier, qui aurait été charmé que je tournasse tout Berlin en ridicule. Enfin, pendant quinze jours, j’ai

  1. Il s’agit de la mort de Santa-Roaa, l’ami le plus cher de Cousin, celui pour lequel cette nature mâle et un peu dure s’était en quelque sorte attendrie, et qui a jeté un rayon de poésie sur sa jeunesse. Il était allé mourir en Grèce comme lord Byron. Voir, dans les Fragmens littéraires, l’article sur Santa-Rosa.
  2. Probablement Humboldt.