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en est le plus avide, de la gloire et du succès, il aurait pu les chercher par d’autres voies, sans que personne eût lieu de s’en plaindre. Que fait-il ? Rien de tout cela ; il se livre aux travaux les plus ardus, rendant à la philosophie des services inestimables, mais presque sans gloire. La publication désœuvrés complètes de Descartes, la seule édition qu’il y ait eu en France, la traduction des Dialogues de Platon, la publication de six volumes de Proclus, et cela en quelque sorte invita Minerva, car son talent pour la philologie n’était pas égal au goût singulier et passionné que lui inspirait cette science ; enfin quelques articles d’érudition dans des recueils savans, voilà les occupations de Cousin pendant ces années de détresse où la pauvreté et le silence venaient tout à coup interrompre une carrière ouverte sous les auspices les plus éclatans. La vraie raison d’une conduite aussi remarquable tient à une des plus rares qualités de Cousin, qui n’a pas, je crois, été signalée : c’est qu’il n’avait pas besoin de succès extérieur, il vivait de son propre feu. De quelque côté que ce feu le portât, vers Proclus quand il était jeune, ou vers Mme de Longueville quand il était vieux, il s’en nourrissait intérieurement sans se soucier du dehors. Cette indifférence au succès extérieur se montra plus tard, après sa retraite définitive, par le refus qu’il fit toujours d’être nommé directeur de l’Académie française. C’était cependant encore un moyen de se mettre en contact avec le public et de retrouver les applaudissemens de sa jeunesse. M. Guizot, si austère d’ailleurs, ne dédaigna jamais ce petit regain de gloire et de popularité, très légitime d’ailleurs : l’Académie se prêtait à son désir, et le public en savait gré à l’illustre vieillard. Cousin se contenta des succès de plume. Il était d’ailleurs indifférent aux éloges ; et quand on essayait plus ou moins gauchement de lui faire quelque compliment, il vous coupait la parole et parlait d’autre chose. Il avait donc le don de se suffire à lui-même, et j’en vois la preuve dans la retraite austère qu’il s’imposa pendant tout le temps de sa disgrâce.

Voilà les mérites ; n’hésitons pas aussi à signaler les faiblesses et les limites. Évidemment, si Victor Cousin eût été un métaphysicien créateur comme Descartes, Kant ou Hegel, cette retraite au moment de la plus grande force de l’âge et de l’esprit (de vingt-huit à trente-six ans) eût dû être pour lui l’occasion de reprendre et de rassembler ses pensées, de les ; poursuivre et de les enchaîner dans un grand système. C’était le moment ou jamais de faire un livre. N’eût-il fait que reprendre son cours de 1818, le rédiger, le compléter, lui donner une forme définitive, cela eût mieux valu que d’attendre trente ans pour le revoir et le remanier quand il en avait perdu le souvenir, quand les idées s’en étaient défraîchies pour lui, quand d’autres pensées et d’autres intérêts occupaient