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jamais tendu vainement leur main vers elles, et lorsque, chaque jour, elles montent dans les mansardes, pour y porter des secours et des consolations, on dirait qu’elles y sont descendues. Donner son argent, c’est quelque chose ; mais donner son temps, donner sa vie, quitter ses habitudes élégantes pour s’engouffrer aux bas-fonds de la souffrance, c’est rare et cela mérite d’être signalé ; lorsqu’elles partent pour leurs expéditions de bienfaisance, elles sont si simplement vêtues qu’on les croirait déguisées, comme si elles allaient en bonne fortune.

Après les dortoirs où brillent ces noms lumineux de charité, de l’autre côté d’un couloir s’ouvrent deux chambres qui contiennent chacune cinq ou six lits. Là on ne fait que passer, la mort guette à la porte. Quel poète grec a donc dit : « Le carquois de ma vie est épuisé, j’ai lancé ma dernière flèche ? » Celles qui entrent là sont de pauvres petits archers désarmés pour toujours. La dernière chambre change souvent de nom : c’est la chambre rose, la chambre bleue, la chambre grise ; plusieurs fois, au cours de la même année, on remplace le papier, que l’on se hâte d’arracher, comme si le bacille de la tuberculose que le docteur Robert Koch a montré, le 24 avril 1882, à la Société médicale de Berlin, pouvait s’y loger et se jeter sur de nouvelles victimes. Lorsque je suis entré dans cette chambre funèbre, une sœur auxiliaire, assise sur un tabouret et tricotant, gardait deux malades, deux enfans de dix-sept ans qui sont encore à peine de ce monde. La maladie les a amaigries jusqu’à la transparence ; l’esprit semble dégagé ; il s’est affiné et comprend des choses mystérieuses que la résistance de la matière l’empêchait d’apercevoir. Dans cet état, on dirait que l’âme bat de l’aile au-dessus du corps épuisé ; elle ne s’est pas encore envolée et déjà elle n’est plus sur terre. L’une de ces moribondes a la tête enveloppée de langes ; elle est déformée par un abcès fistuleux qui a gonflé le visage et tuméfié les paupières de l’œil droit. Sur la table qui est près de son lit, je vois toutes sortes de friandises à côté d’une tasse de bouillon froid et d’un verre de vin de Malaga : la pauvre petite n’y touche pas ; elle est aplatie sur l’oreiller, de profil, sans remuer, comme envahie par une douce lassitude où elle se complaît ; je lui parle, ses lèvres me répondent et n’émettent aucun son perceptible. L’autre est charmante, étendue sur le dos, immobile, les yeux fixés devant elle, regardant vers des choses invisibles. Chateaubriand a dit : « Pourquoi n’y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l’éternité ? » Ses cheveux blonds dessinent un nimbe d’or autour de son front bombé, son visage est si pâle qu’il paraît d’un blanc mat ; ses yeux sont agrandis par une ombre d’azur ; le pouls se hâte comme s’il voulait en finir plus vite ;