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réfectoire, il n’y a qu’un palier à franchir. Le réfectoire, c’est la salle, comme disent les petits bourgeois de Normandie ; on y mange pendant les repas ; le reste du temps on y travaille. Une trentaine de jeunes filles se sont levées lorsque j’y suis entré, laissant sur les tables couvertes de toile cirée leur tricot commencé, le linge qu’elles raccommodaient, le livre qu’elles lisaient. C’était l’heure de la récréation, mais une petite pluie continue interdisait la promenade dans le parc. Je les ai regardées, et, malgré leur sourire avenant, malgré leur air de jeunesse, je me suis senti saisi de commisération, car un tiers d’entre elles, sinon plus, est frappé du mal qui ne pardonne pas, dont peut-être on ralentit l’action, mais qui ne lâche point la proie qu’il a touchée. Pendant que je les contemplais, pendant que je visitais la maison et ses dépendances, que je me mouillais en parcourant les allées, que je pénétrais dans la vacherie, que l’omnibus me ramenait à Sevran, que le train m’emportait vers Paris, je ne pouvais me délivrer d’une obsession de mémoire qui finit par devenir insupportable ; j’avais beau faire, toujours j’entendais murmurer dans ma cervelle les vers de Millevoye : « De la dépouille de nos bois… » J’en étais irrité et je m’en voulais de ne pas réussir à faire taire cet écho entêté d’une poésie du temps jadis. Ce jour-là même, du reste, « le bocage était sans mystère ; » c’était au mois de décembre, et les grands arbres noirâtres semblaient se pencher avec tristesse vers les murailles du château. On était gai pourtant dans ce réfectoire où la vie n’a déjà plus d’avenir ; l’âge des malades les faisait insouciantes, et ce n’est pas entre dix-sept et vingt-trois ans que l’on peut se croire sur le chemin sans issue. La maladie elle-même, — la phtisie, — à mesure qu’elle prend possession d’un être, semble verser en lui des espérances plus fermes, des aspirations plus étendues, et des rêves plus vivaces. Il semble que le corps, en s’affaiblissant, donne à l’âme des forces de conception que la santé ne connaît pas ; on dirait que toutes les années qui vont être enlevées à la durée d’une existence normale se concrètent pour douer la malade, la moribonde, d’une activité cérébrale qui la fait vivre de longs jours en quelques minutes. La rêverie les enlève, les maintient au-dessus de la réalité, leur ouvre des horizons où elles se précipitent avec une sorte d’ivresse qui est souvent du bonheur et qui est toujours de l’espérance. A l’instant même de la mort, elles ne parlent qu’au futur. J’ai vu mourir, autrefois, une jeune femme phtisique ; étendue sur son lit qu’elle n’avait pas quitté depuis deux mois, veillée par des sœurs de l’Espérance qui se relayaient autour d’elle, ayant reçu les onctions suprêmes, environnée des appareils funèbres, le matin même du jour dont elle ne devait pas voir la fin, elle me disait :