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nous essaierons ; quelle joie ce serait d’arracher tant de pauvres jeunes filles à la misère, à la souffrance, de les guérir peut-être, ou du moins d’ouvrir aux incurables ces horizons où l’âme s’élance avec une indestructible ferveur ! » On espérait quelque sourire de fortune et l’on attendait. Un incident, peu important par lui-même, émut les sœurs et fortifia leur volonté de bien faire.

Parmi les femmes admises au chômage, il y en avait une, jeune encore, pour qui la vie n’avait point été clémente. Depuis longtemps elle avait lancé son bonnet et le reste par-dessus les moulins ; servante par-ci, ouvrière par-là, de nature instable, plus faible que vicieuse, ramassée par les uns, courant après les autres, elle avait vécu « à la rencontre, » c’est-à-dire au hasard, quelquefois en chapeau et bien souvent nu-tête. Malade et pauvre, elle avait été recueillie par un vieux soldat qui avait quelques économies et l’avait mise « en chambre, » comme l’on dit dans ce monde-là. Son mal avait augmenté et elle était entrée à l’infirmerie du chômage. Elle n’avait rien dissimulé de son histoire et l’avait racontée avec la bonne foi un peu inconsciente de ceux qui s’abandonnent volontiers aux autres parce qu’ils se sont toujours abandonnés eux-mêmes. Les sœurs l’écoutaient, la réconfortaient, lui faisaient quelque morale ; elle levait les épaules et répondait : « Que voulez-vous que je fasse ! » On l’engageait à jeter le vice aux orties et à quitter celui qu’elle appelait son vieux troupier. La pauvre fille disait : « Si je suis vos conseils, que vais-je devenir ? Je n’ai ni père, ni mère, ni frère, ni sœur ; s’il me reste une famille, je ne sais où elle est, et elle ne me connaît pas ; je suis malade pour longtemps, peut-être pour toujours ; vos règlemens vous défendent de me garder plus de trois mois. Où irai-je en vous quittant ? Je n’ai plus que mon vieux troupier ; sans lui je coucherais dans la rue et je n’aurais pas de quoi manger. Vous me dites d’avoir du courage : je n’en ai plus, je n’en ai peut-être jamais eu. Ah ! si vous pouviez me garder, je ferais tout ce que vous me demandez, car j’en ai assez de la vie que j’ai menée et qui ne m’amusait guère. » — La mère supérieure, qui l’écoutait, fut touchée : « Si vous voulez rompre avec le vieux troupier, je ne vous abandonnerai jamais. — Et je pourrai rester toujours dans la maison ? — Toujours ? — Bien vrai ? — Je vous le promets. » — Le jour même, « le vieux troupier » était congédié ; à l’hospitalité transitoire on substituait l’hospitalité définitive ; le chômage devenait maison de retraite.

Ce fut là le premier fait autour duquel se cristallisèrent les rêves confus dont les sœurs de Marie-Auxiliatrice étaient tourmentées ; un autre fait exclusivement matériel suscita leur vocation et détermina la création de l’Œuvre des jeunes poitrinaires. J’ai dit