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L’exaspération des deux chefs se communiquait naturellement à leur entourage. La plupart des officiers supérieurs, autrefois choisis par Belle-Isle, lui restaient attachés, ce qui ne rendait pas la situation de Broglie plus facile, ni son humeur plus aimable ; mais ses trois fils, tous jeunes et aussi braves qu’intelligens (comme la suite de leur carrière l’a fait voir), formaient autour de lui, avec les compagnons de leur âge, une garde vigilante qui ne laissait passer aucun défi sans le relever. Toujours les premiers au feu, ils faisaient à leur père une véritable popularité dans les rangs inférieurs de l’armée, tandis que Belle-Isle, trop souvent confiné dans sa chambre de malade, commençait à y être oublié. La guerre intestine, ainsi échauffée de toutes parts, finit par rendre impossibles même les plus froides relations officielles. Ainsi Broglie fit savoir un jour à Belle-Isle qu’il eût à s’abstenir de lui adresser des factums dont il ne voulait plus prendre connaissance, et à ne plus envoyer d’officiers de sa suite pour prendre note de toutes les opérations du siège, « ne voulant pas, disait-il, avoir toujours des surveillans à ses trousses. » En prenant cette mesure de colère, il ajoutait sans rire : « Vous m’apprenez à être sage et modéré, ce qui est bien nécessaire à un général. » Et Belle-Isle, à son tour, bien que ne cessant de répéter qu’il avait fait une provision de patience intarissable, déclara que cette fois le fond en était épuisé, et qu’il allait se plaindre à la cour, qui lui ferait raison, attendu que le droit reconnu à son ancien de lui commander n’allait pas jusqu’à celui de le dégrader. Belle-Isle se vantait, ou bien il ignorait que Fleury, à la fois excédé et ulcéré, était désormais décidé à lui donner toujours tort : « M. de Belle-Isle bat la campagne, disait le cardinal à Chambrier ; il n’y a que M. de Broglie qui soit net et précis. »

Les choses en étaient venues à cette extrémité lorsque arriva à Prague, par le moyen de courriers déguisés traversant les lignes autrichiennes, l’annonce d’un prochain secours. La nouvelle de l’envoi de l’armée de Maillebois fut annoncée à Broglie à la fois par une dépêche officielle du ministre, envoyée en triple expédition, dont une seule arriva à son adresse, par des lettres de sa femme, et par une de l’abbé, son frère, écrite avec le mélange de facétie et de dévotion qui lui était habituel : « Ayez confiance en Dieu, disait le joyeux ecclésiastique, qui détruit les superbes ; et le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme. » On eut bientôt, en effet, la confirmation de la nouvelle par l’envoi,