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sans se rencontrer trop fréquemment ; vainement Belle-Isle s’était-il chargé des travaux nécessaires à la défense intérieure de la place, tandis que Broglie, séjournant habituellement au milieu des troupes qui campaient un peu en avant de la ville, dirigeait les sorties et toutes les opérations agressives ; encore fallait-il manœuvrer d’accord, et c’est ce qui ne leur arrivait jamais. Il n’était pas une mesure prise, pas une parole prononcée par l’un qui ne fût à l’instant l’objet de la critique violente et publique de l’autre. Et ce qu’il y avait de pis, c’est qu’ils avaient trop souvent tous deux raison, chacun, dans le partage des attributions qui leur étaient échues, ayant été chargé de la tâche qu’il était le moins propre à remplir. Aucun rôle ne convenait moins à l’activité fougueuse, à l’imagination toujours en campagne de Belle-Isle que celui de subordonné et spectateur. N’étant appelé à diriger aucun plan d’ensemble, il frémissait en quelque sorte dans le harnais, il entassait projets sur projets, dont les difficultés l’arrêtaient d’autant moins qu’il n’avait pas à compter avec leur exécution. Broglie, de son côté, dont l’esprit, d’une nature plus lente, était encore alourdi par l’âge, suffisait mal à la variété, a la promptitude des résolutions qu’exige le commandement actif. Ces défauts clairement aperçus étaient aussi impitoyablement signalés de part que d’autre. Tandis que Broglie accusait Belle-Isle de dépenser tout son feu en écritures et de l’assassiner de mémoires qu’il n’avait pas même le temps de lire, Belle-Isle se plaignait d’indiscrétions imprudentes causées par une sénile incontinence de parole. Il n’y avait pas jusqu’aux accidens de santé qui ne fussent matière à récriminations réciproques. Belle-Isle, sous l’empire des fortes émotions qu’il avait subies, était repris de violentes douleurs sciatiques, de fièvres intermittentes, accompagnées de fréquentes syncopes. « Que voulez-vous qu’on fasse, disait Broglie, d’un général qui ne peut pas mettre un pied devant l’autre ? » Mais Belle-Isle n’était pas en peine de répondre qu’une fausse attaque d’apoplexie avait, depuis plus d’un an, frappé d’une atteinte irréparable l’intelligence de son collègue. Et finalement toutes ces querelles en revenaient toujours à la grande, l’éternelle question, sans cesse agitée, jamais vidée, de savoir à qui était imputable le malheur de la situation. « C’étaient, disait l’un, les fausses manœuvres, suivies de la déroute devant Prague, qui avaient causé tout le mal. — Non, reprenait l’autre, mais bien la folie d’avoir emmené une armée guerroyer à trois cents lieues de son pays[1]. »

  1. Les accusations réciproques des deux maréchaux de Broglie et de Belle-Isle remplissant toutes leurs correspondances, je ne puis faire à ce sujet aucune citation particulière. On peut ouvrir, à peu près au hasard, tous les volumes de dépêches officielles ou privées, datées de Prague en août et septembre 1742, pour s’assurer de l’exactitude du tableau que je viens de tracer. Voir cependant, en particulier, Campagnes des maréchaux de Broglie et de Belle-Isle, t. VI, p. 50 et suiv., une lettre d’un des deux maréchaux annotée par l’autre qui résume à peu près tous leurs griefs.