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résolue du roi et le ton sur lequel il avait prononcé ces mots : Je veux, qui sortaient si rarement de ses lèvres, donna aussi beaucoup à penser et à parler. Était-ce là seulement l’effet des supplications de Mmes de Toulouse et de Mailly, qui l’avaient, cette fois encore, conjuré avec larmes de ne point abandonner Belle-Isle ? Ou bien était-ce enfin le réveil si longtemps attendu de l’autorité royale ? Une aventure nouvelle et plus que jamais périlleuse allait être tentée : on remettait au jeu dans une partie bien compromise. Le cardinal, dans le déclin de ses forces physiques et morales dont chacun notait journellement les symptômes, devenu presque sourd, mangeant à peine, se soulevant difficilement de son siège, souvent ne parlant que par soupirs entrecoupés, pouvait-il se croire capable de diriger seul une telle entreprise et de tenir, entre ses mains tremblantes, de telles cartels ? Lui-même avait parfois l’air d’en douter et de chercher un appui pour se fortifier. Le roi avait-il enfin le sentiment de cette impuissance ? Comprenait-il qu’un rajeunissement ministériel était nécessaire pour donner une impulsion nouvelle aux opérations militaires ? On le crut un instant quand on sut que le neveu de l’ancien ministre Chauvelin, simple magistrat au parlement, venait d’être appelé, par lettres-patentes, à une présidence honoraire. On concluait de cette faveur inespérée que l’oncle aussi n’allait pas tarder à rentrer en grâce. « Orry, disait-on, d’accord secrètement avec l’oncle, n’avait parlé au conseil qu’en son nom. » Des gens bien informés prétendaient même savoir que les lettres de rappel de Chauvelin étaient déjà signées et un courrier prêt pour les expédier[1].

Cette fois encore c’était une erreur, et la déception ne tarda pas. Quelques jours après la séance où l’expédition de Maillebois avait été résolue, on apprit bien, en effet, que le conseil allait s’augmenter de deux nouveaux membres. Mais ce n’étaient pas des rivaux, moins encore des remplaçons de Fleury, c’étaient au contraire ses créatures ou tout au moins ses affidés. L’un était le comte d’Argenson, second fils du lieutenant de police de Louis XIV, attaché depuis la régence à la fortune du cardinal, et qui avait rempli sous ses ordres deux postes qu’un ministre, jaloux de son pouvoir et de sa renommée, ne pouvait confier qu’à un ami sûr : la direction de la librairie et la présidence du grand conseil. L’autre, le cardinal de Tencin, diplomate habile, mais prélat sans mœurs et sans considération, qui n’avait dû qu’à la faveur sa haute dignité sacerdotale, et qui, dans l’espoir d’une future succession, était tout disposé à rester le coadjuteur de son confrère en dignité

  1. Journal de d’Argenson, t. IV, p. 21. — Barbier, Chronique de la Régence et de Louis XV, août 1742.