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ramenèrent à Rome et le présentèrent aux troupes. Le respectable vieillard, souverain malgré lui, harangua les soldats, qui déjà l’acclamaient. « Mes chers camarades, leur dit-il, je ferai mon possible pour répondre à votre confiance : si je ne puis vous promettre de brillans faits d’armes, je vous donnerai du moins de bons conseils. » Il les donna six mois, ces conseils, aussi sages, aussi prudens qu’on pouvait les attendre de son expérience ; puis, découragé par la persistance incorrigible des factions, il mourut. S’il fut parvenu à se soustraire au fardeau dont on l’accabla, il aurait probablement prolongé ses jours jusqu’à une grande vieillesse : les excès de table ne les auraient certainement pas abrégés, car Tacite était un homme sobre et d’habitudes très simples. Sept litres de vin par jour, des légumes en abondance, des laitues surtout « qui, disait-il, le faisaient dormir, » un chapon, une hure de sanglier et des œufs à son principal repas, il ne lui fallut jamais davantage. Le plus marquant, le plus utile des actes par lesquels Tacite signala son passage au pouvoir fut l’ordre de déposer dans toutes les bibliothèques les œuvres de l’illustre historien dont il prétendait descendre, et d’en dresser chaque année dix copies. Si tous les hommes de lettres dont les ouvrages ne sont point arrivés jusqu’à nous avaient eu dans leur famille un empereur, les annales de l’antiquité et l’histoire de l’esprit humain présenteraient probablement moins de lacunes.

Je m’écarte trop de mon sujet : que me font, après tout, ces souverains qui ne se sont jamais occupés de marine ? Trajan, du moins, s’embarqua sur le Tigre, Vespasien navigua sur le lac de Génésareth, mais Probus ! où sont les médailles qui nous parlent de ses exploits sur mer ? A-t-il jamais eu le droit d’accoler à son effigie une Victoire montée, comme celle de Vespasien, sur la proue d’un vaisseau ? Probus n’a point à son dossier de semblables triomphes ; tout fait présumer cependant que, s’il eût vécu, il eût donné ses soins à l’extension du commerce maritime. Qu’aurait-il, sans cela, pu faire de son activité ? Probus ne savait honorer que le travail : jamais il ne consentit à laisser ses troupes oisives. « Le soldat, disait-il, ne doit pas être nourri pour rien. » Aussi employait-il l’armée, quand il eut repoussé les Sarmates et les Francs, à creuser des canaux, à dessécher des marais, même à planter des vignes. Les vins de Bourgogne et de Champagne en France, ceux de Tokay en Hongrie, lui doivent, au dire de Casaubon, leur existence. Est-il beaucoup d’empereurs, même en Chine, qui aient élevé, pour tenir les barbares en respect, des murailles d’un développement de 322 kilomètres ? Probus appuya un des i côtés de son mur, fortifié par des tours, au Danube, l’autre côté au Rhin. Il eût peut-être mieux fait de prêter quelque attention à sa