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avons tué dans un seul combat mille Francs et mille Sarmates ; maintenant conduisez-nous contre les Perses, nous les tuerons aussi par milliers : mille, mille, mille et mille ! » Cela devait se chanter sur l’air de la Casquette du père Bugeaud. C’est avec ce refrain de guerre que l’armée d’Aurélien se mit en marche pour l’Asie. Aurélien a traversé l’Illyrie et la Thrace ; il passe de Byzance en Bithynie, se porte sur le plateau du Taurus, s’empare de Tyane et va recevoir la soumission d’Antioche, le grand marché syrien, la seule rivale que reconnaissent Rome et Alexandrie. Quelle activité ! quelles marches ! Ces enjambées, rapides sont bien dignes des troupes qui, sous Septime Sévère, venaient en quarante jours des environs, de Vienne à Rome, parcourant d’une seule traite une distance de 1,182 kilomètres, faisant, par conséquent, des étapes de 29 kilomètres par jour.

Près d’Émesse, où Ibrahim-Pacha vaincra un jour les Turcs, Aurélien livre bataille à Zénobie, met les troupes de cette reine et celles de ses alliés en complète déroute, puis, sans perdre un instant, court assiéger Palmyre. Le siège fut laborieux. « Point d’espace sur les murs, écrivait Aurélien au sénat, qui ne soit garni de deux ou trois balistes ; des feux même sont lancés sur nous par les machines : ignes etiam tormentis jaciuntur. » — Les Palmyréens possédaient-ils donc le feu grégeois ? Puisque Palmyre était le grand entrepôt de l’Orient et que le feu grégeois est venu avec la poudre à canon de la Chine, la chose n’aurait rien en soi d’invraisemblable. Suivant M. Ludovic Lalanne, un des savans bibliothécaires de l’Institut, la composition de la poudre de guerre et celle du feu grégeois étaient identiques. M. Lalanne remarque en outre que les Romains, du temps de Claudien, c’est-à-dire les Romains de la fin du IVe siècle, connaissaient déjà une poudre d’artifice. D’où auraient-ils pu recevoir ce secret, si ce n’est de la Chine ? Aussi, entre tous les noms que les écrivains byzantins donnèrent plus tard au feu grégeois, trouve-t-on le nom de feu mède : les Mèdes servirent probablement d’intermédiaires entre l’extrême Orient et l’empire. Il est hors de doute que les effets de ce mélange détonant dont le traité de Marcus Græcus, rédigé du IXe au XIIe siècle, nous a donné la composition, étaient connus des Chinois plusieurs centaines d’années avant Jésus-Christ : sous quelle forme les Chinois l’employaient-ils ? Si c’était sous forme de fusées, le feu grégeois, ce feu magique, qui, suivant la chronique russe de Nestor citée par M. Lalanne, « fend l’air avec la rapidité de l’éclair, » était-il autre chose qu’une fusée s’échappant à grand bruit de son tube d’airain ? Mais les Chinois se servaient aussi de pots à feu et, — il n’est pas inutile de le noter, — ils s’en servent encore. Une nuit, pendant que la corvette la Bayonnaise, que je commandais alors, était mouillée dans la rivière de Canton, devant le village de Wampoa, une jonque