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l’Hellespont et portèrent le ravage en Asie, en Grèce, en Sicile, en Afrique. Que faisait donc pendant ce temps la flotte de Ravenne ? Existait-elle encore ? Une poignée d’aventuriers pouvait, non-seulement saccager les rivages sans défense qui se présentaient sur son chemin, elle prenait des villes, des cités telles que Syracuse, dont la résistance faillit briser jadis la puissance, alors en pleine floraison, de la république d’Athènes. Fort heureusement les Francs songeaient encore moins à grossir leur butin qu’à se rouvrir le chemin de, la patrie. Les colonnes d’Hercule les virent passer avec étonnement, l’Océan les reçut comme des brebis revenant au bercail : il garda pour d’autres ses colères, s’accrochant à la côte de la péninsule ibérique et à celle des Gaules, les nouveaux Argonautes finirent, par atteindre l’embouchure du Rhin et le rivage des Bataves.

Que pensez-vous de cette traversée ? Les galères de Venise, quand, au moyen âge, elles se rendaient du fond de l’Adriatique à Anvers et à Bruges, étaient-elles plus hardies que ces bateaux des Francs ? Dépassaient-elles avec plus d’audace les limites que les Grecs n’osèrent jamais franchir ? Ne suivaient-elles pas, avec une prudence qui n’avait garde de se démentir, le littoral dans tous ses détours ? Des pilotes les conduisaient de cap en cap, à travers les écueils des côtes de Bretagne, au milieu des bancs de sable de la côte de Flandre : livrées à elles-mêmes, elles n’auraient pas accompli sans peine l’odyssée dont les historiens romains nous ont, en quelques lignes, transmis le souvenir. Prenez une de nos tartanes, un de nos chasse-marées, confiez-les à un de nos jeunes officiers et, donnez-leur à recommencer ce long itinéraire ; faites-les passer de Sébastopol ou de Nicolaïef à l’embouchure de la Somme ou à celle de l’Escaut, vous verrez si la tâche paraîtra aujourd’hui plus facile qu’au temps d’Aurélien et de Probus. On cite encore comme un trait d’intrépidité confiante le voyage des galères de Marseille, qui, sous le règne de Louis XIV, allèrent rejoindre l’escadre de Tourville dans la Manche et l’aidèrent à brûler les vaisseaux anglais dans le port de Dartmouth. L’habitude de monter d’énormes navires nous a rendus suspects les petits bâtimens ; nous ne savons plus affronter la tempête sur des coques de noix. J’ai commandé un cotre dans ma jeunesse ; j’avais pour équipage l’élite des gabiers du vaisseau le Nestor ; quand nous primes la mer, nous étions tous, matelots et capitaine, aussi empruntés les uns que les autres : il nous fallut refaire complètement notre apprentissage. Les marins de haut bond ne vaudront jamais rien pour armer des flottilles ; ces sortes de navires, il convient de les remettre aux mains de gens qui les connaissent, de gens qui aient passé leur vie sur des bateaux semblables, à des pêcheurs et non à des matelots de long cours. Quant aux capitaines, il n’est certes, pas besoin que leur éducation