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plus agiles, moins coûteux et tout aussi redoutables. Ces escadres relèvent trop d’un passé qui nous enlace encore de ses traditions et de ses nécessités factices. Nous avons la manie des monumens ; nous monumentons toujours, s’il est permis d’employer cette expression, et notre flotte, avant d’être une force militaire, est un monument. Nous nous extasions devant sa fausse grandeur sans nous rendre bien compte des opérations auxquelles nous pourrions la faire servir. Il faut tenir grand compte du peu de fond que présentent certains bassins stratégiques. Si nos colosses ne peuvent ni y pénétrer, ni s’y mouvoir, il peut y avoir là un vice capital qui nous réduirait, en telle circonstance donnée, à l’impuissance ! »

« Ces paroles, ajoutait M. Reybaud, étaient presque une prophétie. En effet, notre flotte s’est heurtée d’emblée à un double écueil : d’un côté, en lui enlevant sa troupe de débarquement, on avait diminué de beaucoup son importance ; de l’autre, en lui donnant des bâtimens mal appropriés au service des mers où elle devait agir, on l’a paralysée. »

Qu’il me soit permis de prendre la parole après cet avocat aussi affectueux qu’éloquent et habile. « La marine ne fait rien, » disiez-vous ? N’était-ce rien que d’assurer, pendant un rude hiver, à nos vaisseaux marchands, encore épars sur tous les points du globe, le libre chemin des mers ? Pour peu que la constitution de la flotte s’y fût prêtée, la marine aurait fait certainement davantage. Le grand tirant d’eau des navires dont elle disposait ne lui permit à aucun moment d’opérer sur le littoral ennemi une diversion qui offrît, en regard des risques à courir, le moindre intérêt ; les procès-verbaux de tous les conseils de guerre, qui se réunirent alors sous la présidence de nos amiraux, en font foi. Tout au plus la marine eût-elle pu bombarder à distance des villes ouvertes, mais pareille intervention, odieuse et sans danger, n’est pas heureusement dans nos habitudes. Tant qu’il n’y aura pas, à côté de la flotte, une flottille, nous resterons ainsi, au cours d’une guerre purement continentale, complètement désarmés. Les flottilles des pirates du Pont-Euxin, composées de misérables barques, ont mis l’empire romain à deux doigts de sa perte ; une flottille française bien organisée eût peut-être, directement ou indirectement, débloqué Paris. Ce sont les incursions maritimes des Goths, précurseurs des Normands, que je voudrais ici raconter : j’espère trouver dans ce simple récit l’occasion de soutenir et de développer encore une fois la thèse dont je n’abandonnerai la défense que le jour où j’aurai vu l’inébranlable conviction qui m’anime pénétrer dans l’esprit de nos jeunes marins. Pour convaincre, il est indispensable de se répéter : la répétition était la seule figure de rhétorique à laquelle l’empereur Napoléon comprenait que l’on pût attacher quelque importance.