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coquillages ramassés sur la plage ; il exposa sans crainte son auguste personne à de nouveaux hasards. La flotte leva l’ancre et les blanches falaises de l’autre côté du détroit apparurent bientôt. En peu de jours, sans combat, sans une goutte de sang versé, Claude achevait la réduction de la partie de l’Ile qu’il tenait à soumettre. Ce résultat était plus positif que la pointe militaire tentée en courant par César ; elle témoigne incontestablement d’un plan bien conçu, de préparatifs sagement ordonnés, et surtout d’une remarquable habileté politique. Six mois après le départ de Claude, la ville de Rome le voyait revenir triomphant. Le triomphe pouvait être plus mal décerné : Claude ne s’était pas contenté de ramener l’Angleterre insurgée sous le joug ; il avait, au rapport d’Orose, conduit ses frêles vaisseaux jusqu’à la hauteur des Orcades.

A qui donc, si vous la lui refusez, accorderez-vous la couronne navale ; et pourriez-vous citer de plus grandes victoires remportées jusque-là sur l’Océan ? La Bretagne, l’île Iverne, « qui est presque aussi étendue et dont l’herbe savoureuse rassasie en quelques heures les troupeaux, » l’île Thulé, où le soleil, à l’époque du solstice d’été, ne cache jamais son disque sous l’horizon, toutes ces contrées à demi fabuleuses avant cette campagne n’avaient plus de mystères pour les géographes romains. En voyant partir Claude, Pomponius Mêla en eut le pressentiment : « On ne tardera pas, disait-il, à parler de la Bretagne et de ses habitans d’une façon plus sûre et plus positive. Le plus grand des princes va nous ouvrir ce pays si longtemps fermé. » Oui, que le ciel conserve Claude à Rome, que ses successeurs gardent ses traditions et un temps viendra où, suivant la parole du poète, « la vaste barrière formée par l’Océan ouvrira un passage vers d’autres continens et vers de nouveaux mondes ; les rivages reculés de Thulé ne seront plus considérés comme la dernière demeure de l’homme. »

Il y a deux Claudes dans l’histoire : celui qui, dans les luttes du champ de Mars, faisait, d’un coup de poing, sauter toutes les dents à son adversaire et celui que son grand-oncle Auguste n’osait pas montrer au peuple romain, de peur qu’il ne prêtât à rire aux mauvais plaisans[1]. L’avorton que « la nature, assurait sa mère Antonia, n’avait pas pris le temps de finir, » ne fut pourtant pas un si mauvais prince. Ses ennemis les plus acharnés n’ont pu nous dissimuler l’importance des travaux auxquels il présida, et tous sont tombés d’accord pour lui reconnaître un esprit singulièrement cultivé. On cite de cet empereur, déclaré bien lestement, à mon sens, stupide, des jugemens qui eussent fait honneur à la sagacité de Sancho Pança.

  1. Claude Ier régna de l’année 41 à l’année 54 de notre ère ; Claude II, dit le Gothique, monta sur le trône en l’année 268.