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un frère, le jeune marquis de Beaulieu, tout plein d’idées libérales. « Tâchons, disait-il en un passage du livre, de constituer une aristocratie dans la démocratie même. Pour y arriver, prenons la médiocrité comme niveau, et au-dessus d’elle mettons tout ce qui aura du mérite. » A la scène, il dit volontiers que « la fraternisation de la noblesse et de l’industrie, » dans « ce siècle qui a produit la vapeur, le gaz et l’électricité, » c’est « la gloire dans le passé et le progrès dans le présent. » Pour tenir ce langage, il n’en est pas moins jeune : la façon qu’il rêve de constituer une aristocratie dans la démocratie, c’est d’abord d’épouser Susanne, la sœur de Philippe. Il confie à Claire ses espérances ; elle fait une démarche auprès de son mari, qui refuse. « Pourquoi ? Demande-t-elle avec tristesse. — Parce qu’il y a déjà une personne malheureuse dans ma famille, du fait de la vôtre, et que je trouve que c’est assez. » D’aucuns ont jugé que cette réponse manquait de logique, et cette revanche de générosité ; j’y vois, au contraire, une logique : celle de la passion qui se venge ; et, si le procédé est cruel, il n’est pas pour me déplaire : il marque d’un sceau d’humanité le personnage, qui risquait d’être surhumain.

En effet, le maître de forges vit auprès de sa femme comme l’ami le plus parfait, mais aussi le plus réservé ; il se défend de voir qu’elle devient plus tendre, ou, s’il le voit, il n’en témoigne rien. Lui met-il un collier sur les épaules, au toucher de sa main, elle est près de pâmer ; lui ne sourcille point. Des ouvriers de la fabrique la remercient du bonheur qu’elle donne à son mari : elle rougit, il demeure impassible. Pourtant, à moins de se jeter au cou de cet homme qu’elle a outrageusement repoussé, elle ne peut lui adresser aucun reproche. En chacune de ces occasions, elle sent, à sa douleur plus vive, son amour plus fort. Celle que j’ai citée tout à l’heure était capitale ; une autre produite par la coquetterie d’Athénaïs, est décisive. Tandis que le duc rôde vainement autour de Claire, la duchesse poursuit Philippe de ses agaceries. Claire, au milieu d’une fête, la chasse tout nettement à la façon d’une princesse George. Le duc est forcé de prendre le parti de sa femme ; Philippe soutient le dire de la sienne : les deux hommes se battront.

Au quatrième acte, Claire fait d’inutiles efforts pour empêcher ce duel. Dans une nuit d’angoisses, sa fierté s’est fondue ; après être venue jusqu’à la porte de son mari, elle est retournée chez elle ; mais voici qu’au matin, elle paraît, brisée, repentante. Elle avoue à Philippe son amour, elle le supplie de lui dire qu’il l’aime encore : n’est-ce pas pour elle qu’il va se battre ? « Je défends mon honneur, » répond-il. Cependant il a au moins une explosion de haine contre le duc : ce n’est pas un indifférent qu’il tiendra tout à l’heure au bout de son pistolet, mais un ancien rival ; depuis longtemps il souhaitait cette