Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est l’histoire d’une famille comme il s’en peut trouver à Paris. Les élémens de ce drame sont-ils d’une qualité rare ou seulement nouvelle ? On ne le soutiendra pas. Séraphine Pommeau, l’héroïne de M. Augier, est plus élevée dans l’échelle des êtres ou, pour faire court, plus humaine que Berthe Josserand ; elle existait avant elle. Si pourtant il y avait dans ce livre, outre les fureurs épiques dont j’ai parlé, quelque chose qui ne fût pas banal, c’était la rudesse avec laquelle l’auteur, en bon naturaliste, malmenait l’adultère. M. Busnach a fort habilement concentré, dans le quatrième acte de son drame, toute l’amertume de cette morale. Comment, d’ailleurs, ne pas le remercier de cette expérience ? Elle prouve à M. Zola lui-même ce qu’on lui disait vainement : à savoir que ses bourgeois sont des caricatures. Les voilà transportés à la scène : il a fallu que presque tous fussent représentés par des comiques. Deux actes entiers, les deux premiers, se tiennent dans le ton de la farce, et M. Busnach, pour qu’ils fussent tels, n’a pas eu à transposer le dialogue. Le décor du troisième en fait le plus grand mérite. J’ai dit que le quatrième était le plus neuf de l’ouvrage. Le cinquième est de bon mélodrame bourgeois, comme les deux premiers de bon vaudeville. Le tout forme un spectacle varié auquel les curieux accourent, attirés par l’infamie du roman et par les hauts cris de certains critiques ; ceux-ci, à mon sens, ont montré trop d’émotion pour quelques gros mois hasardés sur la scène de l’Ambigu. Les gourmets d’ordure qui vont là risquent, en somme, d’être déçus ; les friands d’immoralité encore davantage. Cependant l’ouvrage se soutient ; c’est que le Pot-Bouille de M. Busnach a sur les Rois en exil de M. Delair l’avantage d’être un drame : ce drame était dans le roman, quoiqu’il n’y tînt qu’une place médiocre, et l’auteur survenant a su l’en tirer. Ce drame est d’un genre peu relevé ; hormis un point, il n’est pas neuf, d’accord : — c’est pourtant un drame.

C’en est un d’ordre supérieur, à considérer l’essence de l’ouvrage, que nous trouvons dans le Maître de forges. Un homme et une femme dignes l’un de l’autre et faits pour s’aimer, divisés par un malentendu, — je ne dis point par un quiproquo, — croyant se haïr et, après des péripéties nécessaires, s’avouant leur amour, quelle donnée plus dramatique et d’élémens plus purs ? De la première scène à la dernière, pour les yeux de l’esprit, les deux héros sont en marche ; après une première rencontre, ils s’éloignent l’un de l’autre à reculons ; chacun d’eux, sans le savoir, décrit une courbe qui bientôt le rapproche de son ennemi, et le spectateur suit ce progrès avec plaisir, jusqu’au moment où, parvenus tout près l’un de l’autre, les deux adversaires se retournent et s’embrassent. C’est, à bien voir, un duel d’âmes, et chacune, en livrant combat à l’autre, enferme en elle-même un combat plus intime. Du commencement à la fin, il y a mouvement, et mouvement spirituel. Les événemens ne sont ici que des occasions