Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais qu’est-ce donc, sinon un poème, que cette prodigieuse hallucination d’un saint Antoine bourgeois ? En plein cœur du Paris contemporain, M. Zola voit s’élever une maison neuve, dont tous les habitans se connaissent et pratiquent ensemble, chaque jour, sans rémission, tous les vices apparemment nécessaires aux Parisiens de la classe moyenne : sans faire tort à l’improbité, le principal est l’adultère. Un seul étage fait exception, le deuxième, occupé par un romancier naturaliste, sa femme et ses enfans, qui ne fraient pas avec les voisins. Mais le reste ! Depuis le ménage d’un conseiller à la cour d’appel jusqu’à celui d’un petit employé, en passant par ceux d’un architecte et de plusieurs négocians, comment tous sont-ils liés ? Par l’active galanterie de deux célibataires, dont l’un cultive les maîtresses et l’autre les bonnes. Les hommes mariés cependant, depuis le magistrat jusqu’au concierge, n’ont guère plus de vertu : selon le mot d’une cuisinière, — qu’elle crie par la fenêtre en vidant un turbot, et qui se trouve justement le dernier du livre, — « c’est cochon et compagnie ! »

Une contagion de luxure se communique de la mansarde au rez-de-chaussée, comme par la rampe de l’escalier : aussi bien cet escalier, ainsi que toute la maison, est-il vivant ; c’est la moelle épinière, roulée en spirale, du monstre qui jouit par toutes ses vertèbres, de ce Léviathan de la rue de Choiseul ! M. Zola, dans sa tentation, voit courir de la gouttière au trottoir des chatouillemens de plaisir ; il sent, au passage, vibrer impudiquement les portes et se pâmer les murailles ; il entend les hoquets voluptueux de l’évier et tremble par sympathie aux spasmes du tuyau de plomb : après cela, comment refuser à la confession du saint homme le nom de poème ? Pot-Bouille est épique, et c’est un souffle de poésie, — dût ce mot choquer un poète, — qui soutient d’un bout à l’autre cette apocalypse empestée.

Cependant il y a dans Pot-Bouille un drame, et le dramaturge attaché aux derniers romans de M. Zola, M. William Busnach, a su le découvrir et le dégager. C’est l’aventure d’une « lionne pauvre, » mais d’une lionne d’arrière-boutique ; c’est l’histoire de Berthe Josserand, fille d’un vieil employé de caractère faible et d’une bourgeoise acariâtre, élevée par sa mère dans un luxe misérable, où le faux superflu cache le manque du nécessaire, mariée sans amour à un marchand imbécile, et qui s’abandonne au premier commis venu parce qu’il l’effleure de sa moustache en croc et lui paie un chignon. Le scandale éclate, le mari renvoie sa femme chez sa belle-mère, et, à la fin, pendant que la petite sœur, avertie par cet exemple de se caser toute seule, se fait enlever, le père Josserand, qui a passé ses nuits à faire des travaux de copie pour ajouter au produit de ses journées, meurt épuisé de fatigue et de chagrin. Tel quel, et dégagé de ce fatras qui fait l’originalité monstrueuse du livre, cette fable a-t-elle une importance capitale ? Non, sans doute. Ce n’est plus une « enquête » sur toute la bourgeoisie parisienne ;