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j’en trouve, et, si j’y insiste, c’est que le destin des autres personnages, leur semblant de caractère et toute leur conduite sont régis par des raisons analogues : on les jugera sans doute plus poétiques et plus politiques qu’humaines. Pourquoi la reine, d’un bout à l’autre de la pièce, paraît-elle sentir, penser, agir, de telle manière ? Parce qu’elle représente la royauté idéale évoquée d’un autre âge. Pourquoi le roi ? Parce qu’il figure la royauté réelle, et de ce temps-ci, telle qu’il faut qu’elle soit pour finir. Ne cherchons ni chez l’un ni chez l’autre des causes plus personnelles ; ce ne sont point ici des personnes, mais des illustrations d’un rêve.

Dans le livre, l’art pittoresque de l’écrivain, qui est consommé, donnait aux figures des couleurs si finement particulières et des traits si spéciaux qu’on les soupçonnait de vivre : voyez plutôt certains comparses et des moindres, le duc de Rosen et sa belle-fille Colette ! Même aux objets inanimés, l’auteur, par ces menues touches, communiquait un frisson visible ; on eût juré le frémissement d’une âme. La couronne d’Illyrie vivait dans sa cassette de cristal, résistait à la main d’Elisée Méraut, et s’indignait. Hélas ! à la scène, la couronne d’Illyrie n’est plus qu’un assemblage inerte de cuivre, de verroterie et de carton, comme le garçon d’accessoires de chaque théâtre en conserve une dans son magasin ; le vieux Rosen et Colette ne sont plus que des mannequins du répertoire, une ganache à culotte de peau, une jeune coquette bourgeoise ; la reine décidément n’est qu’une abstraction, qui demeure à peu près la même depuis le commencement jusqu’à la fin ; le roi n’est qu’un fantoche, aussi vilain dès le premier acte qu’il doit l’être au dernier ; Nous ne sentons pas ici des personnes humaines et changeantes, et, partant, nous ne trouvons pas de drame. Que reste-t-il ? Un poème symbolique mis en dialogue et récité par des mannequins ; dialogue et mannequins sont à la mode du jour, ainsi que dans une comédie de genre : l’ambition de l’idée forme avec la familiarité de l’exécution une équivoque où le public achève de se perdre. Il se désintéresse de l’ouvrage à ce point que les critiques s’évertuent à trouver dix raisons de sa froideur ; une seule suffit, mais essentielle, et qui prévaut contre tous les mérites qu’on peut reconnaître aux Rois en exil : dans ce drame tiré d’un roman, et déjà, si l’on y regarde bien, dans le roman même, il n’y avait pas de drame.

Aurais-je surpris quelqu’un, en traitant de poème ce que M. Daudet appelle « un roman d’histoire moderne ? » J’aurais ainsi préparé le lecteur à une surprise plus forte : selon moi, ce dixième chapitre de « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire, » Pot-Bouille, est un poème ; tel est, dans nos temps troublés, l’ironie des œuvres envers ces sous-titres où s’affichent les doctrines ! Je sens bien que Pot-Bouille ne fleure pas l’ambroisie, et que la matière n’en eût pas paru louable à Fénelon, qui tenait cependant pour les modernes.