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vu Berlioz pleurer à chaudes larmes au troisième acte de la Lucia et pendant l’adagio de la cavatine du Pirate. Nous lui reprochions, comme entachées d’hérésie dramatique, ces divines jouissances qu’il nous prodiguait, et le surlendemain nous revenions tout palpitans nous soumettre au même magnétisme, toujours avec les mêmes alternatives de réaction. Delacroix était, je dois le dire, le seul dont l’enthousiasme n’admît pas de réplique, il admirait, il adorait en vrai croyant : quia absurdum. Hélas ! combien il avait raison, et souvent que ne donnerait-on pas aujourd’hui pour pouvoir faire table rase et goûter à nouveau, comme aux jeunes ans, tant de fruits délicieux où la grognonne esthétique nous défend de mordre à belles dents ! Mario, je le répète, abordait la situation en vert galant ; satisfait de réussir, sans afficher les grandes prétentions, personne plus que lui n’était modeste. Venu tard à la vie de théâtre et manquant d’études, il rechercha jusqu’à la fin les occasions de s’instruire, prenant de toutes mains et souvent des plus charmantes la science qui s’offrait, ainsi qu’il en échut lorsque la Grisi se chargea de son éducation.

En attendant, le public des Italiens l’adoptait pour le charme naturel de sa voix. On aurait peine à se figurer un Almaviva mieux doué. A l’Opéra, et dans la vaste enceinte du cloître de Robert, la nonchalance aristocratique du maintien ne laissait pas d’étonner un peu, mais ici, en petit comité, sur ce théâtre Ventadour et dans sa perspective de salon, ce défaut devenait une séduction de plus. Mario jouait en gentilhomme ; il avait horreur des servitudes du métier, affectait d’ignorer et le maquillage et l’art de « se faire une tête ; » il excluait de parti-pris tout ce qui touche au cabotinage, et faute de jamais vouloir condescendre, il amoindrit en lui l’autorité de l’acteur, surtout dans la tragédie. Il négligeait son geste et marchait en traînant le pas, ayant l’air d’oublier qu’il foulait le plancher d’un théâtre. Quelqu’un qui, par exemple, aurait voulu se donner le plaisir d’étudier la plante-virtuose sous son double aspect de culture, n’aurait eu qu’à se rappeler en présence de Mario ce qu’était Nourrit dans son domaine, un comédien de race celui-là. Une fois au moment d’entrer en scène, son démon ne le quittait plus ; il avait beau s’intéresser à la conversation, c’était toujours Raoul, toujours don Juan, toujours Robert. Comme la philosophie le passionnait, il vous arrêtait dans la coulisse pour vous parler de Spinoza, mais pendant qu’il panthéisait à pleine fougue, son personnage ne le lâchait pas d’une minute. Il avait l’œil à la rampe, l’oreille à la réplique ; vous le sentiez peu à peu, envahi, ressaisi par la marée montante de l’orchestre ; puis, tout à coup vous échappant, il replongeait au gouffre. En quelques secondes et sans vous laisser apercevoir qu’il ne vous écoutait plus, le masque avait