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d’ailes, qui nous les rendra ? Qui nous rendra cette jeunesse enthousiaste et cette société française issue des traditions d’un autre âge et que nous avons vue à Ventadour fêter son été de la Saint-Martin ? Tempi passati ! J’entendais naguère un brave homme de littérateur obscur, quoique diplômé, s’écrier en parlant des coryphées de cette époque : « Au fond, tous ces gens-là, c’étaient des viveurs ! » Jadis, il les eût traités de romantiques ; mais, le terme n’étant plus aujourd’hui à la hauteur de son dédain, il les appelait des viveurs. Soit, le compliment n’a rien dont on ne puisse s’accommoder : viveur comme Berryer, comme Carrel, comme Alfred de Musset, comme Heine, ne l’est pas qui veut. Encore faut-il avoir les qualités professionnelles, un bon estomac, par exemple, et quelque désinvolture intellectuelle. Tous ces hommes d’esprit, de talent et de distinction se rencontraient au café de Paris, où Candia continuait à les fréquenter.

Rubini vivait encore lorsque le jeune transfuge de l’Opéra fit son apparition au Théâtre-Italien. Une succession comme celle de Rubini ne se recueille jamais qu’à distance ; on n’hérite pas tout en bloc de l’empire d’Alexandre, mais quand on est un Éphestion heureux et sachant plaire, il vous advient tôt ou tard et presque naturellement d’entrer en possession. Mario ne procéda point de haute lutte ; il prit le vent, s’insinua, et, le jour que le maître quitta la maison, l’enfant adoptif se trouva chez lui. Du reste, aucune ressemblance entre les deux ; c’est plutôt des contrastes qu’il faudrait parler : Rubini, la synthèse d’un art compliqué à l’infini, la virtuosité, le savoir, l’expérience, le style, le génie, l’alpha et l’oméga, l’homme dont Rossini nous disait un jour : « Mettez-vous bien ceci dans la tête que nous avons entendu là ce qui ne s’était jamais entendu et ce qui ne s’entendra plus, surtout si je m’en fie à la musique de l’avenir et à ses promesses ; » Mario, la jeunesse et la vocation pure, la grâce et l’élégance dans la force.

Vous souvient-il de l’Hercule de Gustave Moreau, rayonnant comme un Apollon, lui qu’on nous représente toujours sous les traits d’un gros homme que ses douze travaux ont alourdi ? C’est, vers cette période de 1842 à 1854, le Mario de Ventadour. Svelte, élancé, idéal, Hercule terrassant l’hydre d’un bras léger, dont la nervure trahit seule le dieu de la force. Rubini chantait dans un diapason restreint, il plaçait les mélodies dans le cœur de la voix, les roulades, points d’orgue et cadences finales lui fournissant d’ailleurs assez d’occasions d’en parcourir tout le ravalement. C’était à cela qu’il devait ses grands effets de spianato et ces oppositions d’ombre et de lumière, caractère distinctif de son art. Ce clair-obscur à la Rembrandt, transporté dans la voix humaine, avait quelque chose de saturnien, on n’y résistait pas, bien que sur la fin il en abusât. J’ai