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Malibran et la Sontag, deux gentils masques féminins vers qui s’élancent tout de suite nos sympathies en perçant la foule des pianistes et des violonistes. Rien de plus charmant que le style dont l’auteur vous raconte comment, le concert fini et les autres artistes ayant pris congé, c’était chez la maîtresse de la maison une habitude de retenir la grande cantatrice, qui se mêlait alors à la conversation en femme d’esprit et du meilleur monde. « Elle restait volontiers et s’animait à causer. Sa conversation était originale comme son talent. Elle ne laissait paraître aucune prétention, et je crois qu’elle n’en avait pas. Tout autre était Mlle Sontag, gâtée par les adulations de l’Allemagne. Entêtée d’aristocratie et de belles manières, avide de louanges, plus avide d’argent et de fort peu d’esprit, elle essayait de jouer la grande dame et s’y prenait mal. Engagée pour un concert, elle arrivait à la fin, s’excusait à peine, chantait capricieusement et n’avait pour ses admirateurs, s’ils n’étaient princes, ambassadeurs, banquiers juifs ou directeurs des beaux-arts, qu’impertinence ou silence. » Voilà certes un bien vilain portrait du gracieux original peint par Delaroche, je n’en veux rayer que ces deux mots : « avide d’argent » qui font sourire quand on pense que Mlle Sontag, comme du reste la Malibran, se contentait d’un cachet de 300 francs. Où trouveriez-vous aujourd’hui une étoile d’opérette ou de café-concert qui se dérangerait à de pareilles conditions ? Bien plus, il ne m’est pas même démontré que la Malibran et la Sontag fussent payées si cher. Les soirées musicales s’organisaient alors à l’entreprise. Voulait-on, par exemple, donner un beau concert, on s’adressait à Rossini, qui, moyennant une somme de 1,500 francs, se chargeait du programme et de son exécution, ôtant ainsi aux maîtres de la maison tout embarras du choix, tout ennui des répétitions, etc. « Le grand maestro tenait le piano toute la soirée, il accompagnait les chanteurs. D’ordinaire, il leur adjoignait un instrumentiste, Herz ou Moschelès, Lafon ou Bériot, Nadermann, le premier harpiste, Tulou, la première flûte du roi, ou la merveille du monde musical, le petit Liszt. Tous ensemble ils arrivaient à l’heure dite par une porte décote ; tous ensemble ils s’asseyaient auprès du piano, tous ensemble ils repartaient. » Mme d’Agoult ne nous dit pas si c’était par l’escalier de service, mais elle ajoute que, le lendemain, on envoyait à Rossini « son salaire. » Heureusement que de telles mœurs ne sont plus les nôtres. Compositeurs et virtuoses ont pris là-dessus leur revanche. Ce sont eux maintenant qui mènent le monde et le monde y gagne en dignité, car mieux vaut en somme voir payer 3,000 fr. une Malibran de pacotille que d’entendre une femme comme il faut vous parler du salaire d’un Rossini. L’enthousiasme était universel, et pourtant les compositeurs et les chanteurs gardaient encore