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histoire de Jean Roquelin. Sieu’ George est l’histoire à demi comique, lamentable à demi, d’un vieux créole affolé par les hasards de la loterie, comme l’ivrogne l’est par le vin et le joueur par les cartes. Dans Tite Poulette, on voit poindre le germe encore indécis de Madame Delphine. Cette Zalli, toujours belle, quoique fanée, qui se fait applaudir chaque soir dans la danse du châle, à la salle Condé, — un assez mauvais lieu, — et gagne ainsi le pain d’une enfant qu’elle adore, tout en lui gardant le respect, la bonne renommée auxquels, pauvre femme, par fatalité de naissance, elle ne peut prétendre elle-même, est encore le type, évidemment cher à l’auteur, de la quarteronne, capable de la plus héroïque abnégation, prête à se donner corps et âme pour le bonheur de ceux qu’elle aime.

Avec Madame Délicieuse, nous rentrons dans le grand monde créole, nous nous retrouvons devant une nouvelle Aurore de Grapion, qui ne diffère de l’autre que par la fortune et la toilette, car les modes ont changé depuis le temps des Grandissime. Old Creole Days comprennent une période beaucoup plus rapprochée de la nôtre. Madame Délicieuse, la reine de la Nouvelle-Orléans, qui tient toute la ville en servage à ses pieds et dont le salon est célèbre ; se voit recherchée en mariage par le général Hercule Mossy de Villivicencio, un vétéran de 1814-1815, qui a énergiquement refusé de plier le genou devant les abominations américaines et de se prêter à aucun compromis. D’autre part, elle aime en secret le docteur Mossy, fils de ce martial personnage, mais désavoué, déshérité par son père, car il a eu l’indignité de préférer la science au métier des armes, et il condescend à parler, voire à écrire, l’ignoble langue anglaise. Selon le général, le docteur est une poule mouillée, comme s’il n’y avait pas quelque courage aussi à combattre le choléra, le typhus, la fièvre jaune et les autres épidémies meurtrières qui ravagent presque périodiquement ces climats ! Dieu sait quelles ruses l’adroite créole est forcée d’inventer pour les réconcilier d’abord, pour prouver ensuite au général que son fils est à la fois un grand savant et un héros ! Il est vrai que le mensonge ne lui coûte guère plus qu’à Mme Delphine, ce qui semblerait prouver que les vices de l’esclave finissent par gagner le maître. Ici le but est honnête, il est vrai. Les principes de Mme Délicieuse, — car elle en a, — ne sont pas précisément construits dans le style anglo-saxon. A quoi bon être si austère quand le confessionnal est tout près ? Elle réussit, ce qui l’absout, et devient l’heureuse femme du jeune docteur, la fille bien-aimée du vieux soldat, qui un instant auprès d’elle avait oublié son âge.

L’héroïne du Café des exilés est aussi une fille bien née, une