Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/440

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

goût et l’élégance qu’elles apportaient à leur toilette. Bref, elles pouvaient passer pour les sirènes de ces parages où l’après-midi semble durer toujours. »

Courtisée entre toutes était Delphine Carraze, Mme Delphine, comme on la désignait ordinairement ; mais lorsque nous la rencontrons, sa splendeur s’est évanouie : l’objet de l’amour qui a rempli ses belles années, un Américain charmant et du plus noble cœur à l’en croire, a depuis longtemps cessé de vivre. La petite maison qu’elle habite dans un faubourg bordé de jardins en fleur, elle la doit à la générosité du compagnon de sa jeunesse. Cette maison reste toujours fermée ; la principale occupation de Mme Delphine est apparemment d’en tirer les verrous pour dissimuler aux regards autant que possible un trésor qui quelque jour tentera les libertins, quoi qu’elle fasse, sa fille Olive, arrivée à l’âge dangereux de dix-sept ans.

On ne rencontre guère les deux femmes que sur le chemin de l’église, Olive toujours voilée, Mme Delphine attentive à ses côtés, toute frêle, très brune, avec de beaux traits fatigués et une expression pensive qui serait longue à décrire : appelons-la une physionomie de veuve. Mais quelquefois le soir, toutes portes closes, de vagues blancheurs d’étoffe transparente éclairent le fourré de lianes et d’arbustes que les Carraze appellent leur jardin, puis une forme élancée se dessine au clair de la lune, une forme de jeune fille, de nymphe immortelle plutôt blanche comme la mousseline qui l’enveloppe, grande, svelte, revêtue de cette beauté pénétrante des régions tropicales « à laquelle ne contribue ni le rouge du corail, ni l’azur du ciel reflété dans un regard limpide, ni le rose délicat des coquillages de mer ; toutes les grâces du visage ne sont ici qu’un accompagnement harmonieux à l’inexprimable séduction des grands yeux sombres, humides et brillans, pleins à la fois de rêverie et de tendresse, de » langueur passionnée et d’enfantine ingénuité. »

Le banquier Vignevielle, qui est entré furtivement dans le jardin, voit-ce miracle et demeure ébloui. Si un homme est capable de braver le préjugé, de soulever des obstacles en apparence insurmontables, d’arriver coûte que coûte à ses fins bonnes ou mauvaises, c’est assurément Ursin Lemaître-Vignevielle. Tout jeune, il s’est joint à ces grands aventuriers créoles, les frères Laffitte, il a fait avec eux de la contrebande. Personne ne blâmait la contrebande à cette époque : contrebandier, patriote, étaient synonymes. Il semblait légitime d’esquiver les onéreuses redevances qui allaient s’engloutir sans relâche dans le trésor dévorant de l’Espagne. Lorsqu’on tomba sous le joug plus doux des États-Unis, la profession perdit de son honorabilité. Le gouvernement semblait avoir pris en main les