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prestigieuse que soit l’une, si séduisans que soient les autres. Depuis le temps des Grandissime, bien des choses ont heureusement changé dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, et, quelque sympathie que nous inspire le patriotisme du vieux créole français Agricola, il serait difficile de nier que ce soit grâce à l’influence américaine, qui, au figuré non moins que de fait, a éclairci la jungle inextricable et assaini les marais pestilentiels. Le système moderne des écoles publiques libres, établi en 1841, contribua certainement à ce résultat beaucoup plus que toutes les mesures de rigueur. Des milliers d’enfans allèrent chercher les bienfaits de l’instruction dans quelque vieux théâtre jadis consacré au jeu ou aux luttes armées, dans quelque ancienne salle de bal où les quarteronnes, aujourd’hui fanées, avaient valsé avec tous les dignitaires de l’état. D’autres écoles neuves s’ouvrirent et se multiplièrent, aidant à la fusion entre créoles et Américains. Il est vrai que ces derniers se créolisaient peu à peu ; la guerre de sécession les trouva tous fraternellement unis. Tous montrèrent le même héroïsme, essuyèrent les mêmes revers et, vaincus par le Nord, ont subi bon gré mal gré un ascendant qui développe de plus en plus chez eux des énergies, des ambitions nouvelles. Mais la Louisiane reconstituée, transformée, n’est pas ce qui intéresse Cable.

Restons donc à cette période qu’il a nommée les vieux jours créoles ; nous y gagnerons de faire connaissance avec sa plus touchante création : Madame Delphine.


II

« Les deux ou trois premières décades de notre siècle furent l’âge d’or pour les quarteronnes libres de la Nouvelle-Orléans, cette caste sortie du mélange des joyeux aventuriers français, amenés dans la colonie par le service militaire, avec les Éthiopiennes les plus avenantes que l’on récoltât sur la côte d’Afrique. Les premières générations se ressentirent nécessairement de la rudesse des pères, de la servitude des mères ; elles ne purent donner qu’une faible idée du résultat que devaient produire ensuite l’élimination de la couleur noire pendant un laps de soixante-quinze ans et la culture de ce qui avait survécu de plus parfait après cet intervalle. Les anciens voyageurs sont unanimes à louer la beauté des quarteronnes ; ils n’épargnent aucune épithète pour peindre, en parlant d’elles, la régularité des traits, la perfection des formes, la variété des types, — il y avait même plus d’une blonde, — leur vivacité assaisonnée d’esprit, les grâces qu’elles déployaient en dansant, le