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figures, la complication des événemens, le grand nombre d’histoires différentes menées de front, reprises alternativement et qui tout à coup s’enchevêtrent les unes aux autres, les brusques retours à des circonstances du passé, alliances ou hostilités de familles, les innombrables digressions généalogiques, tout cela, joint aux bizarreries soutenues du dialecte ou de la prononciation créoles, rend la lecture des Grandissime singulièrement difficile ; mais, arrivé au sommet du labyrinthe, on est émerveillé d’avoir découvert un monde nouveau. On embrasse avec la netteté de la vision cette ville étrange qui sort des eaux comme un rêve, dans son cadre de savanes vert d’émeraude et de cyprès gigantesques à demi submergés. On connaît ses couchers de soleil verts et rouges, jaunes et noirs, on entend les gémissemens de son immense fleuve aux tourbillons perfides, on a monté le navire que le vent pousse contre un courant limoneux le long des champs de cannes ou des bois d’orangers, dans l’ombre profonde des jungles plantées de saules. Tous les hôtes de ces opulentes villas qui bordent les deux extrémités du croissant dessiné par le Mississipi sont de nos amis ; les Grandissime, les de Grapion, les Fusilier, ne nous semblent pas moins réels que tant de personnages quasi-historiques évoqués avec eux : les Casa-Calvo, les Daniel Clark, les Laussat, les Bore, les Morales, les Marigny de Mandeville, les Livingstone, etc., que nous rencontrons sur la place d’armes à l’heure où, la brise se levant, elle devient le rendez-vous du beau monde.

Nous savons comment s’engage une affaire d’honneur au fameux restaurant du Veau-qui-tette ; nous avons vu danser la calinda en écoutant ces chansons satiriques par lesquelles la race opprimée se raille de l’oppresseur et le dénonce ; nous nous sommes promenés dans ces rues pittoresques où une perspective d’arcades, de fenêtres cintrées, de jalousies, de balcons, d’auvens de toile voltigeante, vase rétrécissant, — où tranchent sur le ciel bleu des toits de tuiles rouges ridées et craquelées. Nous y avons rencontré l’Indien, paré de plumes multicolores, le Mexicain tout chamarré de passementeries, le flotteur en culottes de cuir, la négresse tignonnée de bleu ou de jaune, le planteur vêtu de flanelle blanche et de mocassins, le bourgeois arrêté aux dernières modes du siècle défunt, l’élégant boutonné avec une sévérité toute martiale que dément la surabondance efféminée de son linge fin. Et surtout nous savons ce qui se cache sous l’apparence riante et prospère de cette société qui repose comme la végétation féerique d’alentour sur un bourbier sans fond, assombri, pour employer l’éloquente expression de Gable, par l’ombre de l’Éthiopien. Corruption, dissolution, tel est le mot qui vous vient à la pensée devant les gens et devant la nature, si