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ne réussissait qu’à demi. Son existence était pour la première fois empoisonnée par la peur, une peur née de la superstition. Cet homme, si hardi et si altier naguère, se croyait ensorcelé. Les nègres disaient tous que Bras-Coupé avait maudit la plantation, et, en effet, une nuit, le ver s’était mis à dévorer ses champs d’indigo de telle façon qu’entre le coucher du soleil et son lever le lendemain, il n’était plus resté une seule feuille verte. Puis la fièvre et la mort vinrent fondre sur ses esclaves avec une fureur inconnue jusque-là. Ceux dont on parvenait à sauver la vie, mais non pas à rétablir les forces, se tramaient comme autant d’ombres désolées en répétant :

No’ ouanga (Nous sommes ensorcelés), Bras-Coupé fé moi des grigris[1].

Personne ne chantait plus dans l’habitation désolée, personne dorénavant ne la parait de fleurs.

Une fois encore, les chiens furent lâchés contre Bras-Coupé. On rapporta le meilleur percé d’une flèche.

Il arriva aussi que les nègres essayèrent de lever la malédiction par certaines pratiques mystérieuses et certains chants nocturnes, mais le maître fit taire d’un mot ces incantations monotones et sauvages. Il ne lui convenait pas de combattre les démons avec leurs propres armes. Parfois l’espoir et le courage revenaient à don José ; il se disait : — La perte des récoltes n’a été qu’un accident de la fortune. Nos voisins n’ont pas été beaucoup plus heureux après tout ! Mais les mieux informés secouaient la tête : C’est ce maudit cocodri là-bas ! disaient-ils en montrant le marais. — Et la superstition reprenait son empire sur l’Espagnol.

Le retour de l’été marqua aussi celui de la fièvre et de nouveau les récoltes furent nulles.

— Hélas ! s’écrièrent les planteurs, nous sommes ruinés. Mais plus desséchés, plus stériles que tous les autres étaient les champs du maître de Bras-Coupé.

— Il n’entend rien à la culture, disaient les voisins ; peut-être aussi est-il vraiment ensorcelé.

Enfin, par une brûlante après-midi, don José tomba malade. La fièvre l’avait pris.

Trois heures après, il était au lit, sa femme auprès de lui, quand soudainement au milieu de sa chambre, la porte ouverte derrière cette effrayante apparition, se dressa Bras-Coupé demi-nu. Il ne se prosterna pas comme autrefois quand les yeux de sa maîtresse rencontrèrent les siens, quoique toute sa chair frémît. Le malade

  1. On appelle grigris les charmes du voudou, du sorcier.