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veuve pour faire cesser sa pauvreté, quitte à se ruiner lui-même, et le sentiment de solidarité si fort dans les familles créoles. Cette restitution ne serait-elle pas un blâme formel jeté à l’oncle Agricola ? Longtemps Honoré balance, et, quand il prend le parti décisif de se dépouiller coûte que coûte pour Aurore, ce n’est point entraîné par l’amour, c’est parce que la justice parle chez lui plus haut que tout le reste.

Honoré Grandissime représente à la Nouvelle-Orléans le type par excellence du vrai gentilhomme, quoiqu’il ait une fois déjà désolé sa famille en choisissant une carrière commerciale où d’ailleurs il prospère. Il a été élevé en France et en a rapporté des idées libérales qui, peu à peu, se sont affaiblies au contact des préjugés créoles. Ainsi tout humain, tout généreux qu’il soit, nul n’est plus éloigné que lui des sentimentalités de certains négrophiles ; mais il se montre en plein soleil, chevauchant côte à côte avec le gouverneur Claiborne, ce qui le fait chansonner. Les noirs accompagnent leur calinda, cette bacchanale africaine, du couplet suivant :

Miché Honoré, allé ! h…allé !
Trouvé to zamis parmi les yankis.
Dancé calinda, bou-joum ! bou-joum !
Dancé calinda, bou-joum ! bou-joum !


L’apostasie d’Honoré ne va pas jusqu’à accepter les places que lui offre le nouveau gouvernement ; il est pour cela trop occupé ; il se vante de n’être qu’un marchand, mais il donne volontiers en haut lieu et dans l’intérêt général, des conseils de discrète politique où marchent d’accord la finesse et la loyauté. Cependant serrer la main d’un Yankee et être amoureux d’une Grapion, c’en est trop pour la bonne renommée d’un Grandissime. Il est vrai que généralement on ignore au moins un de ces crimes : la passion insensée qu’il a conçue pour Aurore et qui ne trouve aucune occasion de se manifester. La veuve vit enfermée chez elle avec sa fille, son égale en beauté, que tout le monde prend pour sa sœur. A peine entre-bâille-t-elle les jalousies de son petit logement de la rue Bienville, où règnent l’ordre le plus parfait et même des débris d’élégance toute française. Pour vivre, les deux femmes brodent en cachette et donnent des leçons de guitare. Leur tendresse mutuelle les console de bien des privations. Du reste avec un peu de riz et de café, une créole ne se trouve pas à plaindre, et il suffit que celles-ci se regardent dans la glace pour voir que, sous leurs modestes atours, elles sont délicieuses, ce qui maintient toujours en belle humeur les femmes les plus exigeantes. Mais il y a le