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qui a inspiré au romancier les plus belles pages des Grandissime, un ouvrage trop long, trop diffus, trop hérissé de patois et de jargon pour qu’on puisse jamais avoir l’idée de le traduire en entier, mais duquel nous chercherons à détacher dans une brève analyse certains portraits remarquables par un charme singulier de vie intense et de sincérité.


I

L’histoire des Grandissime commence au moment même où la Louisiane est devenue américaine. Personne encore ne veut croire à l’événement, et moins que personne le vieil Agricola Fusilier, car comment admettrait-il qu’un traité dans lequel aucune mention n’est faite de la grande famille des Fusilier de Grandissime puisse compter pour quelque chose ? Non, ce prétendu traité n’a pas de valeur et n’aura point de suites. Il suffit de tenir ferme contre l’invasion des Yankees en répondant par le mépris à leur insolence, en opposant au débordement des denrées britanniques l’indigo, le café, le riz, les vins de France, tout ce qui a fait si longtemps la prospérité du commerce dans les rues Royale, de Toulouse, Saint-Louis et Conti. La traite des noirs, le commerce d’importation non surveillé, la liberté de nommer leurs gouvernans, tels sont les droits des créoles ; ils seront soutenus jusqu’à la mort par le plus obstiné de tous, Agricola, un vigoureux vieillard, fort comme un chêne, dont les cheveux gris frisent aussi drus que les petites boucles semées sur le front d’un taureau et que sa belle prestance recommande encore à l’admiration des dames.

Ses révoltes, ses colères, ne l’empêchent pas d’assister au bal masqué du théâtre Saint-Philippe par lequel s’ouvre gaîment le premier chapitre. Nous le voyons passer majestueux et superbe au milieu des interpellations en créole : — Comment to yè, citoyen Agricola ? — Et à une reine sauvage audacieuse qui lui crie : — Mo piti fils, to pas connais to zancestres ? il répond avec orgueil par un exposé de sa généalogie : ne sort-il pas de la reine de Tchoupitoulas et d’un brillant officier de dragons sous Bienville, Epaminondas Fusilier ? C’est même cette origine qui fera tout l’intérêt du roman, car elle contrariera les amours du neveu d’Agricola, le bel Honoré Grandissime, et de la délicieuse veuve Aurore Nancanou, née de Grapion. Nous nous trouvons en face d’une haine de famille qui rappelle celle des Montaigu et des Capulet ; comme Roméo et Juliette, la reine sauvage, Aurore, et Honoré, le dragon d’Iberville en casque doré, se rencontrent dans un bal et