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plusieurs reprises avec la France des rapports dont on gardait à Versailles un bon souvenir ; mais son esprit était borné et son caractère assez faible. Aussi ne l’avait-on chargé que d’écouter les offres de Belle-Isle, sans qu’on l’eût investi d’aucun pouvoir pour y répondre. Le grand-duc savait d’ailleurs que la reine son épouse s’était refusée d’abord avec hauteur même à cette entrevue sans conséquence. « S’agit-il, avait-elle dit, d’une capitulation, le. moindre officier est bon pour la faire, « Et lorsque enfin elle s’était rendue aux instances de ses ministres, c’était dans ces termes peu encourageans : « A la bonne heure ! mais qu’on sache que je ne me prêterai à aucune faiblesse[1]. »

Moins d’un an s’était écoulé depuis que Belle-Isle, après un séjour triomphal à Versailles, était rentré en Allemagne, amenant à sa suite une armée qui ne respirait que batailles et conquêtes ; moins de six mois depuis le jour où il avait posé lui-même la couronne impériale sur la tête d’un césar fait par ses mains. Quel changement ! Quel retour de fortune ! et quel devait être l’état d’âme du patriote ambitieux qui avait conçu, un instant même réalisé, le rêve de détruire l’œuvre de Charles-Quint, de surpasser Richelieu et d’égaler Turenne, et qui se voyait aujourd’hui contraint de venir attendre les volontés, presque implorer la clémence de la femme outragée dont il avait méprisé tous les droits ! Jamais pénitent du moyen âge, faisant sur les marches d’une église, pieds nus et la corde au cou, confession publique de ses péchés, ne dut ressentir de douleur plus mortifiante. Le calice devait être d’autant plus amer qu’au poids d’une nécessité impérieuse se joignait pour Belle-Isle le sentiment d’une écrasante responsabilité. Ayant tenu à garder en main aussi bien la conduite des armées que le fil des négociations, il ne pouvait se dissimuler qu’à ces deux points de vue, politique et militaire, la situation où il avait lui-même, et presque lui seul, amené sa patrie, était également périlleuse et à peu près désespérée.

Deux armées françaises foulaient bien encore le sol de l’Allemagne : mais l’une, la vieille, la brillante armée qu’il avait formée avec amour, décimée aujourd’hui par les maladies, les fatigues et les désertions, n’aspirait plus qu’au repos. De quarante mille hommes qu’elle pouvait mettre en ligne quand elle passait fièrement le Rhin, elle ne comptait plus que vingt mille fantassins à peine et quatre à cinq mille cavaliers. D’un jour à l’autre, il fallait s’attendre à la voir investie et bientôt affamée derrière les remparts d’une place de guerre qui, trouvée par elle en pauvre état l’année précédente

  1. D’Arneth, t. II, p. 47 et 107.