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de déférence pour l’orthodoxie religieuse et pour le sens commun vulgaire. Au contraire, il est le premier qui ait introduit en France cet ensemble de conceptions, hardies et mystérieuses, mais enivrantes, qui, à cette époque, captivaient l’Allemagne et devaient encore, pendant près d’un quart de siècle, la tenir sous le prestige. La philosophie de Victor Cousin a donc été un rameau détaché de la philosophie allemande ; mais ce serait une erreur de croire qu’en introduisant en France les idées allemandes, comme Voltaire au XVIIIe siècle a introduit les idées anglaises, Victor Cousin ne leur a pas imprimé le cachet de sa nation et de son. propre esprit. Son originalité a été de fondre la métaphysique allemande avec la psychologie écossaise, afin d’échapper à l’arbitraire de l’une et au scepticisme de l’autre. Il a toujours fait des réserves au nom de la méthode d’observation et d’analyse, qu’il appelait la méthode du XVIIIe siècle. Il présentait l’unité de substance comme une hypothèse vers laquelle on pouvait tendre et qu’il donnait comme le terme de la science, mais dont il ne fallait pas partir comme d’une vérité a priori. Cette méthode est la plus sage, car elle permet de marcher d’accord avec des doctrines diverses le plus longtemps possible, et de ne se séparer qu’au terme de la route. Selon cette méthode, ce qu’on appelle le panthéisme pourrait être soit accepté, soit rejeté ; mais il le sera en connaissance de cause, on saura de quoi il s’agit. La méthode synthétique, au contraire, est une méthode dictatoriale qui ne se laisse pas discuter. Il faut croire ou nier ; sa devise est : Tout ou rien. Cousin, en maintenant les droits de l’analyse sans méconnaître les droits de la synthèse, en essayant de retrouver par la conscience la même philosophie que les Allemands posaient a priori et par une sorte de surprise et de divination, était donc bien plus dans l’esprit de la philosophie moderne, dont le principe est le droit d’examen. Ce qui est certain, c’est que, parti trois ans auparavant de la philosophie écossaise, Cousin, par son seul élan, ou du moins aidé seulement par quelques conversations avec Hegel et Schelling, s’était élevé aux sommets de la spéculation philosophique. De Reid, il avait, en passant par Kant et par Fichte, rejoint Platon et Plotin. Nul autre philosophe à cette époque ne s’élevait si haut et n’avait embrassé l’ensemble des questions avec cette largeur et cette audace. L’élan était donné et une philosophie nouvelle était créée en France. Mais cet enseignement si brillant allait être interrompu. Le cours de 1820 termine la première période d’enseignement de Victor Cousin. Nous avons à nous demander quelles circonstances l’ont éloigné de la chaire, quelles circonstances l’y ont ramené, et, à travers ces péripéties, quelles phases diverses sa philosophie a traversées.


PAUL JANET.