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vous assure, qu’aucune des personnes de cet auditoire les objections qu’on peut faire contre cette doctrine ; mais je déclare que je ne la considère pas comme une doctrine,.. c’est la vue de ce qui est ; c’est l’expression du fait qui se joue des règles vulgaires. On a beau le nier dans un cas ; on l’avoue dans un autre, de telle sorte que les ennemis les plus acharnés de ce principe ont reconnu de temps à autre, au moins dans quelques cas, que la raison gouverne et n’est pas gouvernée. Au moins dans quelques cas, ils ont agi contrairement à leur profession de foi, et conformément à ce principe, qu’ils nient dans leurs systèmes, et qui pourtant parle à leur cœur. »

Tout en reconnaissant ce qu’il peut y avoir de périlleux dans les maximes précédentes, faisons remarquer cependant la raison profonde et vraiment philosophique sur laquelle Victor Cousin appuie sa doctrine, c’est que toute règle morale a deux aspects : l’un par lequel elle se rapporte à la raison, et à l’absolu, et l’autre par lequel elle touche au contingent et au relatif ; elle est un rapport entre l’absolu et le relatif. La forme est pure et rationnelle, mais la matière est phénoménale. Or, dans cette infinie complication de faits, d’événemens, de choses entrelacées les unes dans les autres qui constitue l’univers, comment espérer que l’on puisse enfermer chaque règle dans un cercle inflexible et qu’elle ne flotte pas toujours quelque peu en deçà et au-delà suivant les circonstances ? Sans doute, la doctrine de la souveraineté de la conscience peut conduire au fanatisme, mais la souveraineté de la loi n’a-t-elle pas aussi ses fanatiques ? Ce sont ceux qui s’écrient : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Fiat justitia, pereat mundus ! » De telle sorte qu’on arrive aux mêmes conséquences de part et d’autre. Il peut donc y avoir une part de vérité dans la doctrine de Victor Cousin, mais peut-être est-ce une de ces vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire. L’homme n’est que trop disposé à s’accorder à lui-même toute sorte de permissions morales, à se voter dans sa conscience des lois d’exception ; il n’est pas nécessaire de lui prêcher le droit de grâce à l’égard de lui-même. On a dit que, dans toutes les constitutions, il y a un article 14 sous-entendu ; peut-être aussi y a-t-il un article 14 dans toute conscience, mais c’est un article secret, dont chacun saura bien faire usage quand il le faudra, et qu’il est inutile et dangereux de transformer en principe. Cela dit dans l’intérêt de la saine morale, on ne peut et on ne doit pas cependant interdire au penseur de percer quelquefois au-delà du cercle convenu et du pur formel, et de faire éclater la liberté de l’esprit.

De tous les textes qui précèdent il nous semble qu’il résulte manifestement que, si la philosophie de Victor Cousin, dans cette première période, a péché par quelque endroit, ce n’est certes pas par excès