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conditionnelles dont la conscience est seule juge. Il prend pour exemples, non les règles morales (quoiqu’il ne s’agisse ici que de morale), mais les règles esthétiques et littéraires.

« Que si l’on vient me demander : Que faut-il faire ? Donnez-moi une formule (car tel est l’homme ; il lui faut des idoles) ; donnez-moi une formule que je n’aie besoin que d’apprendre une fois par cœur, à laquelle ensuite je ne pense plus et que j’applique sans l’examiner de nouveau ; je déclare qu’il y a un grand nombre de cas où je ne pourrais donner cette formule, parce que je ne l’ai pas. Si quelqu’un l’a, qu’il la montre, et que cette formule soit donc une fois soustraite au reproche de conditionnalité dont je la frappe d’avance. Si un artiste venait me dire : Donnez-moi une formule pour faire des statues plus belles que celles de Canova, je ne lui dirais pas autre chose que ceci : Tâchez d’avoir autant de génie que Canova. Ce n’est pas la règle qui fait les chefs-d’œuvre, c’est l’esprit de la règle, c’est l’esprit ignorant la règle, c’est-à-dire la sachant si bien qu’il ne s’en rend pas compte, c’est le génie d’Homère, c’est le génie de Canova ; c’est l’esprit, en un mot, qui rend sur cette harpe les impressions divines et sacrées que lui fournit la nature. Mais ce n’est pas la sensibilité qui, dans tous ces ébranlemens profonds, peut produire cet amour, ce pur enthousiasme : cet enthousiasme vient de la raison qui, supérieure à la sensibilité, est si immédiate au vrai, au beau et au bien qu’elle les rend sans règles et qu’elle les rend avec autant d’énergie qu’elle les sent. Les règles font les tragédies de d’Aubignac ; elles ne font pas les chefs-d’œuvre. Chef-d’œuvre ! mot extraordinaire, mot parfait parce qu’il rend merveilleusement l’œuvre du génie, qui est un vrai miracle. Le génie ne produit que des miracles, c’est-à-dire qu’il produit des choses qui ne sont pas réductibles à des propositions matérielles, à des lois fixes et immobiles. Ainsi, loin que le miracle soit impossible, il se fait par le génie. Un miracle, c’est la poésie d’Homère ; un miracle, c’est Platon, c’est le Parménide, c’est la Mécanique céleste de Laplace, c’est l’action de d’Assas, c’est la vie entière de saint Vincent de Paul, c’est la vie de tous les hommes sur lesquels l’humanité, qui ne se rompe jamais, prononce qu’ils sont des hommes de génie, qu’ils sont l’élite du genre humain. Il n’y a point de code du génie ; il n’y en a pas de haute morale. Un code du génie serait destructif du génie lui-même. »

Il n’est pas difficile d’expliquer pourquoi cette leçon a été supprimée dans la publication de 1841, quoiqu’elle soit certainement une des plus éloquentes et des plus originales de Victor Cousin. Il est évident qu’il est ici sur la pente d’une doctrine très dangereuse, si même il n’y tombe pas tout à fait. C’est la doctrine de la souveraineté de l’individu en morale ; car, sous le nom de raison, c’est