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enseigne, au contraire, qu’elle commande toujours sous condition. Sans doute, il retient du kantisme cette vérité que la loi est absolue en elle-même ; mais ce qui est absolu, c’est seulement ceci : à savoir qu’il y a du devoir. En tant qu’il s’applique à une matière contingente et mobile, ce devoir devient par là même contingent. Il ne peut se formuler en règle absolue. Toutes les règles morales sont donc conditionnelles et relatives. La raison ne prononce que dans chaque cas particulier : la raison est un Juré. Elle décide en souveraine sans être liée par aucune loi. Les esprits vulgaires prennent les règles matérielles, formulées par l’usage, pour les décisions absolues de la loi morale. C’est une fausse moralité ; c’est confondre la lettre avec l’esprit : la lettre tue et l’esprit vivifie.

« Lorsque l’esprit agit, s’il agit de telle ou telle manière, ce n’est pas cette manière d’agir qui est sacrée, c’est le jugement intérieur de l’esprit, c’est le principe agissant, c’est la conscience intime. Voilà la loi intérieure. Prend-on le mode du jugement, sa forme extérieure et visible pour le sentiment intime, c’est se tromper du tout au tout, c’est confondre l’extérieur avec l’intérieur, la lettre avec l’esprit. Or, on sait que, dans les arts, la lettre tue et l’esprit vivifie. L’axiome passe pour les arts ; mais, en morale, on se récrie contre le penseur audacieux qui en appelle de la formule au penseur qui a fait la formule, et de toutes les règles inventées à la règle des règles, à la loi des lois, à la raison. On cherche en morale quelque chose qui, décrétorié et péremptorié, décide ce qui est bien et mal et juge en dernier ressort. Alors on prend quelques règles : les contingentes, on en a bon marché ; on en prend d’autres qui sont plus générales, auxquelles on s’asservit soi-même, de telle sorte qu’on ne les confronte plus avec la raison ; mais c’est abjurer l’esprit moral. En général, je dis que la morale est la conformité de l’action à la raison. L’immoralité consiste à désobéir au jugement de la raison. Il y a en outre une non-moralité, qui n’est ni morale ni immorale : c’est une action qu’on n’a faite ni conformément, ni contrairement à la raison, mais conformément ou contrairement à une lettre. Il arrive que la lettre est conforme à l’esprit, et alors l’action, sans l’avoir voulu, sans aucun mérite moral, se trouve bonne par hasard, d’une bonté toute matérielle ; ou que là lettre est en contradiction avec la raison, et alors l’action est mauvaise, mais d’une méchanceté matérielle, sans que l’agent soit plus ou moins coupable de l’avoir accomplie. »

Lorsqu’il s’agit de passer aux exemples, il semble que Victor Cousin redoute lui-même d’introduire le débat sur le terrain même de la morale ; il n’ose pas dire, comme il le devrait d’après ce qui précède, que ces préceptes : « Tu ne tueras pas ; tu ne déroberas pas ; tu ne mentiras pas, » ne soient que des règles relatives et