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source de la vérité est en vous ; c’est la loi ; c’est mieux que la loi : c’est l’esprit de la loi. Passons à la lettre. »

En même temps que la loi commande par l’esprit qui est en elle, elle est obligée de se traduire en un certain nombre de formules, de règles, de préceptes, qui sont la lettre de la loi. Si la raison en elle-même est inconditionnelle et absolue, il n’en est pas de même de la lettre : « Je soutiens qu’il n’y a d’absolu, d’inconditionnel, que la raison ; que tous les produits de la raison, comme relatifs aux choses sur lesquelles la raison prononce, sont, comme elle, conditionnels et relatifs. La lettre, de quelque manière qu’on s’y prenne, n’est pas l’esprit. L’esprit qui a fait la lettre, et sans lequel la lettre ne serait pas, n’est pas vivant dans la lettre ; il y est mort, et c’est une très fausse image de lui-même que ce produit extérieur. Prenez tel exemple que vous voudrez des formes de la vérité ; donnez-moi toutes vos règles de beauté : en ne les connaissant pas, en faisant le contraire, Homère, Dante, Raphaël, pourront créer des chefs-d’œuvre. »

La loi morale, aussi bien que la loi esthétique, se présente donc à nos yeux sous un double aspect et soutient un double rapport : d’un côté, avec la raison, et par ce côté ; elle est absolue ; de l’autre, avec le contingent, le variable, le matériel de la loi, et par là elle est conditionnelle et relative. Toutes les lois, en tant que matérielles, sont donc susceptibles d’exceptions. « La raison ne dit jamais : Cela est vrai, in abstracto. Ainsi, en morale, par exemple, je prononce ceci : Il faut être reconnaissant ; ou bien : Il faut obéir à ses parens ; ou : Il faut obéir aux lois. La raison dit cela dans tel cas. Si le père ou la mère, par exemple, donnent à l’enfant un ordre juste en soi, mais qui lui coûte, l’enfant doit obéir. La raison dit à l’enfant : Obéis à ton père ; mais elle le dit sous condition : Si l’ordre qu’on te donne est juste en soi, tu dois obéir. Dans ce cas, la loi d’obéissance est donc une loi conditionnelle, puisqu’on pourra ne pas y obéir, si tel ou tel cas arrive. Il en est de même de l’obéissance, aux lois. Si la loi est injuste, et elle peut l’être, il ne faut pas lui obéir. Ainsi, cette proposition morale, cette forme sacrée, et par conséquent absolue d’un côté, est de l’autre relative et conditionnelle, parce que la raison tombée dans ce monde, la raison qui plane sur tous les cas donnés à son tribunal, prononce exactement comme cette institution qui est déjà gravée dans les nôtres, le jury. Elle prononce pour un cas, mais jamais d’une manière générale. Chacune de ses décisions est l’oracle, et ne la lie pour aucune autre décision. »

Cette doctrine, on le voit, est le contrepied de la doctrine de Kant, que Cousin avait enseignée jusque-là sans restriction. Celui-ci disait que la loi morale commande toujours sans condition ; Cousin