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« La pensée ou le moi, disait-il[1], est donc le point de départ nécessaire de la science humaine. Tant que la pensée est encore en rapport avec quelque chose qui n’est pas elle, elle s’ignore et ne se connaît point telle qu’elle est. Il faut pour cela qu’elle soit à la fois le sujet et l’objet. Il faut que l’objet de la pensée soit la pensée, que l’objet soit identique au sujet, soit le sujet lui-même. Cependant, il y a encore ici une distinction, en ce sens que le sujet est objet ; il en résulte encore un dualisme, une différence de sujet à objet. Sans doute, l’objet est identique au sujet ; mais enfin ce sujet se divise encore en une pensée qui considère (sujet qui contemple) et une pensée qui est considérée (objet contemplé.) La pensée fait effort pour aller au-delà, pour approfondir le dualisme et trouver l’unité absolue. Elle ne le peut, et pourquoi ? Pensez-y bien, messieurs, c’est que trouver l’unité absolue, ce serait trouver l’unité sans quelque chose qui la trouve, sans une distinction entre l’unité trouvée et ce qui l’atteint. Dans toute pensée il y a toujours une distinction ineffaçable, soit entre la pensée et un objet extérieur, soit dans la pensée elle-même. Il n’y a d’autre moyen d’arriver à l’unité que d’anéantir la pensée.

« Lorsque, dans le développement de ma philosophie, j’aurai épuisé cet univers, où la pensée comme pensée est enfermée, lorsque je serai sorti du cercle moral et physique qui nous environne, peut-être alors tomberai-je dans l’unité absolue. Je raierai cette distinction de la pensée de l’homme et de la nature ; je détruirai le sujet et l’objet pour atteindre cette unité absolue, ou la substance éternelle qui n’est ni l’un ni l’autre et qui les contient tous deux ; mais cette substance éternelle ne tombe pas sous l’œil de la pensée. Sans doute le moi n’est pas son fondement à lui-même, il ne se suffit pas ; il n’est ni sa fin ni son origine ; il a été et il retourne à la substance éternelle dont il est venu et dont il n’est pas sorti ; et, sous ce rapport, la préexistence des âmes est indubitable. Le moi avant d’être, avant de penser, se préexiste à lui-même, et l’on peut affirmer d’avance qu’il se survivra à lui-même et qu’il retournera à la substance dont il est venu. Avant d’avoir connaissance de lui-même, il était dans cette substance, et ce n’est pareillement que hors de l’univers qu’il peut se soustraire à lui-même. Mais, sans parler maintenant de la substance éternelle, indestructible, de cette fusion du moi dans l’unité absolue, disons seulement que dès que le moi s’offre non plus seulement comme être, mais comme être pensant, il se manifeste toujours dans

  1. Nous tenons à dire que nous reproduisons le texte d’une manière absolument littérale. On voudra bien se souvenir que ce sont des improvisations rédigées par des élèves ; il faut donc s’attendre à beaucoup de négligences, et il y a même lieu de s’étonner que le tissu soit encore si ferme et si cohérent.