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Primitivement, « la raison est une table rase ; » elle ne contient pas plus de principes innés que la sensibilité et la liberté. La vérité n’est pas une forme innée de la raison : c’est elle qui impose à la raison ces formes qui deviennent les nécessités, les lois de la raison. Cousin n’admet pas même les virtualités de Leibniz, tant il craint que l’innéité n’amène la subjectivité. « La raison est vide, » dit-il. Ainsi, primitivement, la vérité n’apparaît pas comme nécessaire, mais simplement comme vraie. C’est le domaine de l’aperception, qui n’est pas subjective. « Toute subjectivité expire, dit Cousin, dans l’aperception spontanée de la raison pure. » La nécessité n’est donc que la forme extérieure de la vérité. Démontrer la vérité par la nécessité, c’est renfermer la vérité dans l’enceinte du moi ; c’est subjectiver l’absolu : c’est prendre le signe pour la chose signifiée ; c’est conclure du dehors au dedans. L’absolu, étant le principe du nécessaire, ne peut être démontré par le nécessaire. L’absolu est en dehors et au-dessus de la portée de la démonstration.

Dans le Programme sur les vérités absolues qui résume l’enseignement intérieur de l’École normale dans ce même semestre de 1818, Victor Cousin développait et approfondissait cette théorie de l’aperception pure de la raison. Il disait que la raison, à l’égard de l’absolu, passe par quatre degrés ou quatre positions successives : 1° aperception pure ; lumière et obscurité ; lumière au point de vue e la spontanéité ; obscurité au point de vue de la réflexion ; 2° aperception pure réfléchie ; elle commence à prendre conscience d’elle-même, elle s’éclaircit, mais elle s’éclaircit en se subjectivant ; 3° la conséquence de la réflexion, c’est l’impossibilité de nier ; l’aperception pure devient conception nécessaire ; elle s’éclaircit pour la réflexion, mais elle s’obscurcit comme intuition spontanée ; 4° la conception nécessaire passe en habitude ; elle cesse d’être réfléchie, elle devient croyance et prend la fausse apparence de la spontanéité : c’est le point de vue du sens commun. Ces quatre points de vue différens correspondent aux diverses écoles psychologiques. Le quatrième degré, le dernier, celui du sens commun, est le point de vue de Reid ; le troisième ou la conception nécessaire, c’est Kant ; le second, ou aperception réfléchie non encore passée à l’état de conception nécessaire, c’est Fichte. Enfin, le premier point de vue, qui est le vrai, est celui de Cousin lui-même.

Cette théorie de l’aperception pure, de l’aperception spontanée, a beaucoup de rapports avec la doctrine de l’intuition intellectuelle de Schelling. Faut-il dire cependant qu’elle vienne de cette source et que Cousin l’aurait recueillie, en passant, dans son voyage d’Allemagne ? Cela est bien peu probable. D’une part, comme nous l’avons dit, Cousin, cette année-là, n’a pas vu Schelling et il n’a guère