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en 1817 que « la notion du moi était la manifestation du principe de substance dans la conscience, » confondant déjà la substance avec l’absolu, il n’était pas loin de la formule hégélienne.

Cette théorie de la raison soulevait un grand problème, celui de l’objectivité de la connaissance : c’est le problème auquel Cousin a le plus pensé et qu’il a le plus profondément creusé ; c’est là le point culminant de sa philosophie. Quelle que soit d’ailleurs la valeur de la solution qu’il a proposée, ce qu’il faut reconnaître, c’est qu’il est le premier qui ait posé ce problème en France, le problème du passage de l’idée à l’être. Condillac, Laromiguière, Royer-Collard, avaient ignoré ce problème, et Biran même ne l’avait traité que d’une manière assez étroite. Cousin le posa le premier, non-seulement en France, mais encore en Europe, l’Allemagne exceptée. Il l’a fait avant Hamilton (1828), avant Rosmini (1831), et on peut dire que c’est en partie par lui que ce problème, parti de l’Allemagne, a été répandu dans l’Europe entière[1].

A quoi reconnaît-on qu’une vérité est absolue ? A deux caractères que Kant a signalés après Leibniz, à savoir la nécessité et l’universalité : chacun de ces caractères est un critérium, mais de valeur inégale. L’un est relatif ; l’autre est absolu. La nécessité est un critérium relatif, l’universalité est un critérium absolu. La nécessité est relative, parce qu’elle n’exprime qu’un rapport avec notre intelligence : elle n’est que l’impossibilité pour l’intelligence humaine de nier une vérité. L’universalité, que Cousin appelle aussi « l’indépendance, » est un critérium absolu, parce qu’elle pose l’indépendance de la vérité en soi, abstraction faite de notre intelligence. Pour qu’une vérité soit une vérité, il faut qu’elle puisse être conçue comme existant en soi, supposé qu’il n’y eût pas d’intelligence humaine. Quand une vérité subit cette épreuve et peut se dégager ainsi des lois de l’esprit, elle passe de l’état de notion nécessaire à l’état de notion absolue. Maintenant, est-ce de l’absolu que l’on doit aller au nécessaire, ou du nécessaire à l’absolu ? Kant a cru qu’il fallait partir du nécessaire ; mais c’est faire tomber l’absolu dans le relatif, c’est confondre la vérité avec les formes du moi. Si vous partez du nécessaire, vous n’en pourrez plus sortir. La nécessité n’est que le signe de quelque chose d’antérieur : le nécessaire n’est pas la raison de l’absolu, c’est l’absolu qui est la raison du nécessaire. Il faut renverser la méthode de la philosophie écossaise et de la philosophie kantienne ; au lieu d’établir la vérité

  1. Le problème de l’objectivité est déjà dans Descartes : le Cogito, le principe de la véracité divine, la doctrine de l’adéquation de l’idée avec son objet, sont des formes diverses de solution données à ce problème. Cependant il est permis de dire que, même dans Descartes, le problème n’est pas aperçu dans sa généralité et qu’il n’est pas traité, comme dirait Hegel, en soi et pour soi.