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extérieure et qui est aussi nécessaire que les deux autres : c’est l’absolu. C’est par Victor Cousin que cette expression fait son apparition dans la langue philosophique de la France ; on ne peut dire cependant qu’il l’ait rapportée d’Allemagne, car elle était déjà dans le cours de 1817[1]. Le moi ne crée pas l’absolu : il se l’oppose. La raison n’est pas seulement, comme le veut Kant, la raison humaine : c’est purement et simplement la raison. Du moi et du non-moi réduits à eux seuls on ne peut faire sortir ni une morale, ni une esthétique, ni une religion. Ce sont deux élémens relatifs qui n’existent que dans leur rapport réciproque. Ils ne peuvent aboutir, en morale qu’à l’intérêt, en esthétique qu’au plaisir, en religion qu’au fétichisme et à l’anthropomorphisme. Voilà Dieu ramené à la mesure du relatif et du fini. Au-dessus de ces deux élémens, le moi et le non-moi, il faut donc en admettre un troisième, « l’infini ou l’absolu, qui est le fondement et la raison ontologique des deux autres. » Ce troisième élément n’est pas seulement nécessaire pour fonder la morale, l’art et la religion ; il l’est encore pour rendre possible la connaissance, et même la connaissance du fini. Sans doute il est vrai de dire avec Fichte : « Sans moi, pas de non-moi ; sans non-moi pas de moi ; mais ces deux formules sont insuffisantes, il faut ajouter : « Pas de fini sans infini, et réciproquement. » Les deux écoles précédentes ont été dans l’impuissance d’expliquer ces trois faits : 1° le moi (pour les sensualistes) et le non-moi (pour les idéalistes) ; 2° l’unité de la conscience ; 3° les vérités absolues. La doctrine de la raison donne satisfaction à ces trois difficultés : car, d’une part, elle donne évidemment l’absolu ; mais de plus, elle explique l’unité de conscience, car « l’unité de conscience est le reflet de l’unité absolue. » Quant au moi et au non-moi, ils sont donnés comme deux faits corrélatifs coexistans dans l’absolu : aucun d’eux ne peut engendrer l’autre ; il faut donc les admettre tous les deux, mais alors d’où vient leur unité ? Cette unité est dans le troisième principe : « l’être absolu qui, renfermant dans son sein le moi et le non-moi finis et formant, pour ainsi dire, le fond identique de toutes choses, un et plusieurs tout à la fois, un par la substance, plusieurs par les phénomènes, s’apparaît à lui-même dans la conscience humaine. » Cette dernière formule, tout imprégnée d’hégélianisme, nous révèle l’influence certaine et immédiate de cette philosophie sur Victor Cousin. N’oublions pas toutefois qu’il était tout prêt à ressentir cette influence, et que, dès l’année précédente, sa philosophie s’était développée dans cette direction. Lorsqu’il disait

  1. Maine de Biran parle de l’absolu dans un fragment publié par M. Gérard (Maine de Biran, appendice), fragment qui parait avoir été écrit en 1811, mais qui n’était pas connu.