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L’armée du roi ne trouverait pas son salut dans les opérations que vous projetiez. M. de Lobkovvitz n’a pas eu un seul instant l’idée de quitter la Bohême, aussi n’ai-je songé qu’au moyen de suppléer de mon propre fonds pour exécuter les ordres du roi, et à me retourner, comme vous me le conseilliez[1]. »

La satisfaction de Belle-Isle fut accrue par la nouvelle qui lui arriva dès le lendemain, que Chevert, répondant à sa confiance, s’était conduit en lieutenant digne de son général. Sommé de se rendre dès que le départ de l’armée avait été connu, le brave officier n’avait pas perdu son temps à feindre et passant sur-le-champ au dernier article de ses instructions : « Faites savoir, dit-il, à M. de Lobkowitz que, s’il ne se hâte pas de m’accorder à moi et à tous les hommes en état de porter les armes la sortie sauve avec les honneurs de la guerre, je mets le feu aux quatre coins de Prague et je m’ensevelis sous ses ruines. » Il fit porter cette fière réponse par un officier autrichien prisonnier, à qui il avait eu l’art de persuader qu’en fait de soldats valides pouvant profiter des conditions qu’il demandait, il n’y avait plus guère que les cinq cents qui formaient la garnison de la citadelle. Lobkowitz hésita un instant, partagé entre les ordres formels qui lui défendaient aucune concession et le désir d’épargner à sa ville natale les horreurs de l’incendie. Il crut cependant que, pour cinq cents hommes seulement qui échapperaient à ses rigueurs, la reine n’y regarderait pas de si près et consentit au sauf-conduit demandé. Mais quelle ne fut pas sa surprise quand, au lieu du faible bataillon, qu’il attendait, il vit défiler plus de quatre mille hommes, les uns, à la vérité, estropiés ou manchots, les autres pâles ou chancelans, mais faisant encore en ligne et sous les armes assez bonne contenance ! Chevert avait mis sur pied tout ce qui pouvait se tenir débout et ne laissait à l’hôpital que ceux qui ne pouvaient absolument quitter leur grabat. Le dépit de Lobkowitz fut tel qu’au premier moment il jura qu’aussitôt que les prisonniers qui lui échappaient ainsi par artifice auraient dépassé la limite marquée par la capitulation, il se mettrait à leur suite pour les rejoindre et les écraser avant qu’ils eussent pu se réunir à l’armée de Belle-Isle. La menace, en définitive, ne fut pas réalisée, et ainsi finit, à l’honneur de tous, le drame de cette longue captivité.

Il y avait là sans doute de quoi justifier, même au milieu des souffrances qui l’entouraient et des gémissemens des malades, la joie et même l’orgueil de Belle-Isle. Grande était pourtant son erreur s’il s’imaginait qu’un suffrage unanime allait lui rendre le

  1. Belle-Isle à Breteuil, Égra, 24 décembre 1742. (Correspondance avec divers. Ministère des affaires étrangères.) — Belle-Isle à Broglie, 27 décembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)