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« Il était capital de dérober la marche dans la grande plaine ; mais les ennemis s’amoncellent de toutes parts : il y en a en vue de nos gardes et de tous les côtés ; je m’y suis bien attendu, mais si on exécute bien mes ordres, cela ne nous arrêtera point. Je marcherai cette nuit au lever de la lune[1]. »

Ces dernières paroles étaient l’annonce d’une résolution très hardie qu’il venait de prendre, celle-là due uniquement à son inspiration personnelle, et qui, tout en lui coûtant cher, fit en réalité le salut de son entreprise. Au point où on était parvenu, on n’était plus séparé d’Egra que par un gros pâté de montagnes : deux routes se présentaient pour y conduire, l’une et l’autre tournant l’obstacle qu’on trouvait élevé devant soi. L’une prenait à gauche, par Pilsen : c’était la plus courte, la plus directe, la plus aisément praticable, celle par conséquent où on courait le plus de risque d’être poursuivi et atteint ; l’autre, se dirigeant à droite, par Karlsbad, à travers un pays plus couvert, et longeant la montagne le plus prés ; mais il fallait traverser la rivière d’Eger, et, pour peu que l’excellente cavalerie de l’ennemi fît diligence, les ponts pourraient se trouver coupés. Ce fut celle-là, cependant, que Belle-Isle fit mine de prendre ; mais, arrivé tout à fait au pied des monts, il quitta brusquement le chemin ordinaire pour reprendre à gauche et se jeter dans la montagne elle-même. Il entreprenait de la gravir, puis de la traverser en ligne droite par des sentiers de forêt réputés impraticables, et où jamais armée en marche n’avait pénétré. Mais là, du moins, pensait-il, personne ne l’aurait devancé, et personne peut-être n’oserait s’aventurer derrière lui. Pour mieux dérouter la poursuite, il fit faire à ses troupes pour la première étape, et par ces chemins détestables, près de vingt-quatre heures sans temps d’arrêt. Parties avant le jour, elles n’arrivèrent qu’à minuit à la bourgade de Luditz, où on leur permit enfin de faire leurs cantonnemens et de prendre quelques heures de repos.

L’opération, très hasardeuse, avait dû coûter de grands sacrifices, « J’ai dû, écrivait Belle-Isle au moment de s’y résoudre, brûler une partie de mes voitures de vivres et d’artillerie, après avoir fait distribuer le chargement aux troupes, par l’impossibilité de les traîner avec des chevaux aussi maigres et de longue main aussi mal nourris… Je forcerai nature pour arriver avec le corps sauf, en laissant en arrière l’immensité d’équipages que chacun a voulu emporter malgré mes remontrances. Pour moi, depuis cinq jours, je n’ai pas été six heures dans mon lit : je suis infiniment plus perclus que je n’étais en partant ; il serait difficile que ce fût

  1. Belle-Isle à Breteuil, 18 décembre 1742. (Correspondance avec divers. Ministère des affaires étrangères.)