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l’infirmité de ses membres trahissait l’ardeur de son âme et ce cri ; « Ah ! si je pouvais seulement monter à cheval ! » sortait de sa bouche, comme il se retrouve à toutes les lignes de sa correspondance.

Le temps pressait cependant, car, d’heure en heure, le prince Lobkowitz complétait ses travaux, le cercle se resserrait, et chaque jour perdu rendait la sortie plus hasardeuse. Déjà même les plus simples communications avec le dehors devenaient périlleuses, et Belle-Isle, bien que renfermant ses dépêches sous le plus petit volume et payant les prix les plus élevés, avait peine à trouver des messagers assez résolus pour les porter. A la dernière heure même (ce sont des dépêches anglaises qui nous l’apprennent), tout faillit être perdu, parce qu’une lettre, où tout le plan de l’évasion était discuté, tomba entre les mains d’un poste ennemi. Elle était chiffrée à la vérité, mais cela même n’eût point été une garantie suffisante, car la chancellerie autrichienne avait su se procurer la clé de la plupart de nos chiffres ; seulement, cette fois, la table numérique employée étant nouvelle, c’est à Vienne qu’il fallut envoyer la pièce pour en avoir l’explication. Expédiée le 13, elle revenait mise au clair seulement le 19[1].

Mais, dès le 16, Belle-Isle était prêt à partir ; dès la première heure du jour, toutes les portes furent gardées avec défense absolue de laisser sortir âme qui vive. Dans l’après-midi, seize habitans notables de la ville, quatre pris dans la noblesse, quatre dans le clergé, quatre dans la bourgeoisie et quatre dans la magistrature, étaient mandés chez le maréchal, qui leur fit savoir qu’ils auraient à suivre l’armée en qualité d’otages, pour répondre de la sûreté de ceux qu’on laissait en arrière. On leur donna huit heures pour préparer leur arrangement, mais sans sortir du logis, où ils durent rester renfermés jusqu’au départ[2]. Un même nombre fut remis à la garde de Chevert pour être consignés dans la citadelle. Belle-Isle alors se crut en mesure d’annoncer, à Breteuil son départ pour la nuit même, et affectant sans doute plus de confiance qu’il n’en éprouvait, il n’hésitait pas à calculer, à un jour près, le temps qui lui serait nécessaire, pour atteindre la ville d’Égra, où l’armée délivrée pourrait se trouver en sûreté. « Le prince Lobkowitz, écrivait-il, augmente chaque jour les obstacles à ma retraite, ce qui, joint à ce que vous m’avez marqué et à mon propre goût, m’a déterminé à me mettre en marche cette nuit avec tout ce qui est en état de marcher de cette armée, pour la

  1. Robinson à Carteret, décembre 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.) D’Arnetb, t. II, p. 136.
  2. D’Arneth donne le nom de quatre otages, dont un mourut en route.