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mais alors plus remarqué qu’apprécié pour l’originalité de ses vues, et qui, malgré de longs et utiles services, vieillissait dans le poste modeste de mestre de camp. C’était le chevalier de Folard, l’érudit commentateur de César et de Polybe, à qui l’étude des grands faits d’armes de l’antiquité avait suggéré l’idée de réformes tactiques très peu comprises de son temps et auxquelles la science moderne, si j’en crois des juges compétens, a fait plus d’un emprunt.

Ce digne serviteur de la France avait connu Belle-Isle pendant les guerres précédentes et lui fit tout de suite l’honneur de penser qu’il ne se condamnerait pas à rester enfermé dans des murailles. Supposant que le fruit de ses recherches pourrait aider son ancien général à sortir d’affaires, il n’hésita pas, dans deux lettres successives, à lui offrir ses conseils : « Je ne doute pas, monseigneur, lui écrivait-il, que vous n’abandonniez Prague ; cette entreprise est délicate et digne de votre intelligence et de votre courage. Je voudrais bien être de la partie, mais il n’est plus temps… Je ne saurais que vous dire, n’étant pas sur les lieux ; mais il me semble qu’une telle extrémité conseille une grande résolution. Trente mille hommes, avec des vivres pour quinze jours peuvent fort bien se retirer et se faire large… Mais, pour cela, il ne faut pas une capacité médiocre. » Suivait une instruction très détaillée sur la manière de composer des colonnes de marche et de faire face à toute attaque pendant leur défilé. « Quelques-unes de ces dispositions, disait-il, lui étaient suggérées par les enseignemens qu’il avait tirés de la retraite des Dix mille de Xénophon, et ainsi, ajoutait-il en terminant, vous percerez et vous irez droit votre chemin : une grande résolution sans délibérer fait votre gloire et votre salut. » La lettre arriva à son adresse, et, chose singulière, bien que Belle-Isle n’en ait jamais parlé ni alors ni plus tard dans ses Mémoires, non-seulement il ne la jeta pas dédaigneusement de côté, mais il l’étudia avec soin et, comme on va pouvoir s’en convaincre, en suivit à peu près littéralement les directions[1].

Aucun avis d’ailleurs n’était superflu, car jamais problème plus compliqué ne fut à résoudre par un général. Il fallait tout à la fois et faire tous les préparatifs qu’exigeait une route longue et difficile et en dérober, non-seulement la connaissance, mais le soupçon même à la surveillance de l’ennemi. De l’ignorance où on pourrait le maintenir jusqu’à la dernière heure dépendait la seule chance de succès. Point d’espoir si on ne réussissait pas à faire prendre à l’armée en retraite assez d’avance sur celle qui pourrait la suivre

  1. Le chevalier de Folard à Belle-Isle, 2 et 11 novembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)