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préparé, car il ne se faisait pas faute de déclarer tout haut d’avance qu’il ne comptait ni sur les talens de son collègue, ni sur son zèle à servir la cause commune. Quelque injuste, ou tout au moins excessive, que fût cette méfiance, il est certain qu’elle fut confirmée par l’impossibilité très réelle où Broglie se trouva même de tenter aucune manœuvre de nature à porter un secours efficace aux compagnons d’armes qu’il avait laissés dans Prague. D’abord ce ne fut pas sans beaucoup de peine et de longs détours qu’il put arriver à prendre possession de son nouveau commandement. Pour ne pas courir risque d’être enlevé ou de tomber dans une embuscade, il dut traverser la Saxe en passant par Dresde et Leipzig, et là, malgré le bon accueil que lui fît le roi de Pologne, il put se convaincre que, même chez ses alliés de la veille, peuples et courtisans voyaient de mauvais œil, et sans aucune sympathie pour ses peines, le général en chef de l’armée française. Puis le voyage à travers les neiges, dans des chemins où les voitures se cassaient à tout instant et où personne ne mettait de bonne volonté à les réparer, fut affreux et interminable. On était déjà à la seconde quinzaine de novembre et Maillebois prenait ses quartiers en Bavière quand son successeur put enfin l’atteindre pour le remplacer. L’état matériel et moral que Broglie eut alors sous les yeux ne différait pas du désolant tableau que Belle-Isle décrivait tout à l’heure, à cette distinction près que si, à Prague, l’armée captive périssait d’ennui d’être enfermée depuis plus d’une année dans des murailles, en Bavière, l’armée errante était épuisée et exaspérée par les longues et stériles promenades qu’elle venait de faire à travers l’Allemagne. Les désertions se multipliaient, les officiers même quittaient leur poste sans autorisation et pour le moindre prétexte. « L’amour de la patrie, écrivait un des généraux, qui, jusqu’à ce moment, a toujours été regardé comme une vertu, est dans cette armée un vice qu’il est impossible d’approuver. Partie des officiers abandonnent leur emploi et retournent en France ; l’autre partie s’use à déplorer son sort ; et la troisième à approuver ou à condamner ce qu’elle ne peut savoir[1]. » Tout à l’entour, d’ailleurs, la contrée était ravagée, les Autrichiens, avant de l’évacuer, après un an d’occupation, l’ayant absolument mise à sec.

Avant de rien essayer, il fallait porter remède à cet état de désordre et de dénûment ; Broglie y travaillait avec activité, puissamment aidé par le comte de Saxe, qu’il appelait son bras droit et qui lui portait, en effet, un tendre dévouaient. Leurs efforts réunis n’y avaient encore qu’imparfaitement réussi quand il leur

  1. Le comte d’Estrées à Paris-Duverney, 19 novembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)